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21 décembre 2011 3 21 /12 /décembre /2011 16:08

LE MONDE ANGÉLIQUE

Saint Jean de Saint-Denis

 

 

Cours professé en 1956 

 

32. Les ailes 

            Dans la Bible, les ailes ont un symbolisme très précis : avant tout, les ailes donnent l'assurance d'une protection : 

- Sous l'abri de tes ailes, protège-moi (Ps 17, 8) ;

- À l'ombre de tes ailes, les fils de l'homme ont un abri (Ps 36, 8) ;

- Le Seigneur est ton gardien, le Seigneur est ton ombre (Ps 121, 5). 

            Cette idée revient souvent dans les Psaumes. Il y a au moins cinquante ou soixante fois dans la Bible l'idée de l'ombre des ailes protectrices. Le premier sens des ailes n'est donc pas élévation mais protection.

            Le sens de l'aile est celui de cacher, d'entrer dans l'ombre, entrer en soi, entrer dans l'ombre de soi-même. La contemplation, l'élévation, est seulement le deuxième sens parce qu'une véritable élévation vers les hauteurs ne peut être que le résultat de cette protection ou entrée en soi-même. Ce n'est que lorsque nous sommes entrés entièrement en nous-mêmes que nous pouvons commencer à nous élever. Celui qui prétend d'abord aller plus haut, tombe vite, se retrouve sous la coupe des esprits sous le ciel et n'a plus ensuite la force de monter.

            La loi mystique est de se protéger pour entrer en soi et de s'élever ensuite. Ceux qui veulent tout de suite s'élever, ce sont les idéalistes, les fantaisistes, voire les gnostiques qui ont l'illusion d'une élévation mais qui n'arrivent nulle part. La vraie gnose, la vraie connaissance, la vraie vie spirituelle consiste à invoquer l'ombre des ailes. Quand l'assemblée dit au prêtre les paroles de l'ange à la Vierge : l'ombre du Très-Haut te couvrira, cela veut dire qu'à l'ombre des ailes il se cache pour présenter l'offrande, déposée par les anges sur l'autel d'en haut.

            Il est souvent dit dans la liturgie qu'avec leurs ailes les anges couvrent leur corps, leur tête, leur cœur, leur poitrine - c'est-à-dire la source, l'amour... Dans la célébration de la liturgie céleste, les anges, eux aussi, se protègent. 

33. Les mains 

            Dans la Bible, il y a quatre ou cinq cents textes où il est question des mains. Avant tout, les mains signifient puissance et pesanteur : La main de Dieu a pesé sur moi... Il est redoutable de tomber dans la main de Dieu... La main du Seigneur fut sur eux pour les détruire (Dt 2, 15).

            La main est une puissance qui pèse mais qui peut aussi sauver : Mes destinées sont ta main, délivre-moi de mes ennemis (Ps 31, 16)... Non, la main du Seigneur n'est pas trop courte pour sauver (Isaïe 59, 1).

            La main des chérubins est sous les ailes pour signifier que cette puissance qui doit servir Dieu est subordonnée à la contemplation. Les mains œuvres et agissent. Nous transmettons le pouvoir des dons apostoliques par l'imposition des mains. La main menaçante ou bénissante est une véritable puissance. Elle est moins indiscrète que l'œil mais elle peut s'appesantir.

            Si nous parcourons la Bible ? Nous verrons que la main - et surtout la main de l'homme - est aussi une protection, par la force qu'elle représente : «Ses mains ont été fortifiées par les mains du puissant Jacob» (Gn 49, 24). C'est un tout autre aspect, qui a le sens d'une certitude et d'une assurance et, dans ce sens-là, c'est aussi une abnégation dans la puissance : «Entre tes mains Seigneur, je remets mon esprit» (Ps 31, 6)... «Père, entre tes mains Je remets mon esprit» (Lc 23, 46).

            Si les ailes qui sont plus extérieures et mouvantes suggèrent une contemplation et une intériorisation pour montrer, les mains qui sont sous les ailes ont une puissance dans l'action qui ne se manifeste pas de manière brutale car elles constituent une deuxième couche en dessous des ailes qui protègent. 

34. Les pieds 

            Dieu bénit les pieds, Dieu lave les pieds des apôtres pour qu'ils parcourent la terre - c'est une action missionnaire. Mais que dire des plantes des pieds comme celles d'un veau des chérubins : Leurs pieds étaient droits et la plante de leurs pieds était comme celle du pied d'un veau, et ils étincelaient comme de l'airain poli (Éz 1, 7). Les chérubins étaient plantés ferme sur leurs pieds. Et les pieds du veau brillants comme de l'or sont fermés sur l'or terrien. C'est le signe de la mission et du sacrifice. Les pieds qui se tiennent fermes sur la terre manifestent celui qui est là pour servir.

            Les pieds du Christ apparaissent dans le livre de l'Apocalypse. Mais ici, pas de pieds de veau mais des pieds d'homme brillant comme brille l'airain : Ses pieds étaient semblables à de l'airain ardent comme s'il eût été embrasé (Ap 1, 15).

            Ce qui ressort de ces deux visions, c'est la fermeté et la solidité. 

35. Deuxième énigme 

            Cette masse de sagesse, cette perfection de la sagesse des chérubins, a trois signes : les ailes, les mains, les pieds. C'est une sagesse qui est puissante, forte, solide comme l'airain et cependant marquée par le sacrifice. Ce n'est pas quelque chose de détaché qui voltige quelque part.

            Quatre éléments apparaissent donc dans les têtes et l'un des quatre ne se manifeste pas dans l'action. Il y a une chose cependant que nous ne voyons pas dans les chérubins : la poitrine, le corps, le cœur, la flamme de l'amour ! 

36. Puissance léonine du corps 

            Dans l'unique vision d'Isaïe les séraphins se tenaient au-dessus de lui, ils avaient chacun six ailes : deux dont ils se couvraient la face, deux dont ils se couvraient les pieds, et deux dont ils se servaient pour voler (Is 6, 2). Au contraire des chérubins dont nous ne voyons pas le corps, les séraphins dévoilent leur poitrine, mais les pieds restent couverts et la face est voilée. Pour les séraphins qui sont en face de Dieu, la charité est léonine. Ce qu'ils font apparaître d'eux-mêmes symbolise l'intérieur : la poitrine, le cœur, le feu, la puissance redoutable du feu, puissance de l'amour qui n'est pas seulement autour d'eux mais qui est manifestée vers Dieu. 

37. Le ciel de cristal 

            Au-dessus des têtes des animaux, il y avait comme un ciel de cristal resplendissant qui s'étendait sur leurs têtes dans le haut. Sous ce ciel, leurs ailes étaient droites l'une contre l'autre... J'entendis le bruit de leurs ailes, quand ils marchaient, pareil au bruit de grandes eaux ou à la voix du Tout-Puissant, c'était un bruit tumultueux comme le bruit d'une armée... Au-dessus du ciel qui était sur leurs têtes, il y avait quelque chose de semblable à une pierre de saphir, en forme de trône, et sur cette forme de trône apparaissait comme une figure d'homme placée dessus en haut (Éz 1, 22-26).

            Le ciel de cristal est la transcendance de la nature divine parce que le ciel de cristal est comme une glace qui sépare. D'un côté Ézéchiel voyait Dieu et de l'autre les anges qui touchaient Dieu à travers le cristal. Il y a rupture entre les deux natures : divine et angélique.

            Les chérubins et les séraphins sont au-dessous du ciel de cristal parce qu'ils tiennent le ciel. Et tout ce que décrit Ézéchiel au-dessus du ciel de cristal est la nature divine manifestée. C'est une manifestation, non plus du monde angélique mais du monde de la divinité. Et la gloire est l'un des aspects de ce monde-là ; mais cela nous introduit dans le domaine de la théophanie qui n'est pas notre sujet. Si nous voulons étudier le monde angélique, nous devons nous arrêter à la description de ce qui est au-dessus du ciel de cristal.

            L'image du ciel de cristal est très exacte. En même temps qu'elle suggère la transcendance de la nature divine, elle signifie l'immanence divine par la vision, par la lumière, puisqu'à travers une vitre on voit la lumière par pénétration de celle-ci alors qu'il y a tout de même séparation. Ainsi, lorsque je joue avec un chat qui est de l'autre côté de la vitre, j'agite le doigt et il essaie de l'attraper sans jamais y parvenir. Et ceci est une image magnifique : moi et le chat, nous sommes en contact, il joue avec mon doigt, il me voit et nous sommes comme la nature incréée et créée, et le ciel est entre nous, en même temps contact et séparation.

            Certainement, cette image est imparfaite car Dieu entre en nous, intimement, mais elle demeure exacte du point de vue de la nature. Et nous retiendrons de la vision du ciel de cristal qu'il sépare le divin du monde angélique. 

LES TRÔNES 

            Nous le savons, parmi les hiérarchies célestes, trois sont près de Dieu : les séraphins, les chérubins, les trônes. Le mot trône est souvent employé dans la Bible mais il n'y a qu'un seul et unique texte où les trônes soient considérés comme des êtres spirituels d'une hiérarchie élevée. 

38. L'autorité scientifique et la Tradition 

            Un seul texte nous renseigne sur les trônes !... Nous avons déjà vu que pour les séraphins, il n'y a d'autres textes que celui d'Isaïe. Pour les chérubins, il y a la description du Temple et l'Arche d'alliance, Ézéchiel et l'Apocalypse. L'Écriture sainte renferme la plénitude de la connaissance, mais, si l'on n'avait pas les Pères et si l'on ne savait pas lire selon la Tradition, en particulier si l'on n'avait pas Denys l'Aréopagite, c'est-à-dire le témoignage de la tradition orale et silencieuse qui se dévoile, on ne saurait rien des anges. Si l'on veut poser uniquement la science du monde angélique sur la lettre de l'Écriture sainte, elle nous échappe. Les quelques hommes de science actuels qui sont bien pensants, ceux de la société biblique, ceux de l'école de Jérusalem, les protestants... ne savent pas cela, et ils sont ravis qu'on puisse nommer Denys le «pseudo-Denys !» mais lorsqu'ils trouvent des textes sur les chérubins, les séraphins et les trônes, ils disent : «Oui, mais enfin, on n'est sûr de rien...»

            Soyons certains que si Sa Sainteté le Pape de Rome publie des dogmes nouveaux, il n'y en aura pas sur les saintes Armées angéliques. Pour l'instant, les jésuites n'ont pas une grande admiration pour ce sujet. À titre d'exemple, voici le contenu d'une note provenant de la Bible de Jérusalem : Les chérubins sont des animaux étranges qui rappellent les «Karibu» assyriens (dont le nom correspond à celui des chérubins de l'Arche) êtres à tête humaine, corps de lion, pattes de taureau et ailes d'aigle, dont les statues gardaient les palais de Babylone. Ces serviteurs des dieux païens sont ici attelés au char d'Israël : expression frappante de la transcendance de Yaweh. Et ailleurs : On se les représente comme des taureaux ailés... Le «on» est magnifique ! Un chrétien parle aux chrétiens et tout d'un coup apparaît l'autorité charmante et anonyme du «on»... En somme, c'est comme s'il n'y avait pas de Tradition. 

39. Le témoignage de Paul 

            Quelle est donc cette phrase qui parle des trônes ? Elle se trouve dans l'épître aux Colossiens. D'autres phrases y font allusion mais en termes voilés qu'il faut comprendre. Dans l'épître aux Colossiens, Paul les nomme vraiment en passant, lorsqu'il parle du Christ, Fils de Dieu qui est supérieur à toute hiérarchie céleste et terrestre : C'est lui qui est l'Image du Dieu invisible, le Premier-né de toute la création, car c'est en lui qu'ont été créées toutes choses dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, les trônes, les dominations, les principautés et les puissances. Tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toutes choses et tout subsiste en lui. Il est la tête du corps, c'est-à-dire de l'Église. Il est le Principe, Premier-né d'entre les morts afin d'être, en tout, le premier !... (Col 1, 15-18.'

            Telle est l'unique apparition du mot trône, au pluriel, dans la Bible, appliqué à des êtres spirituels. Ce texte est curieux. Les noms de principautés, puissances, vertus, anges et archanges sont compréhensibles, mais le mot «trône» qui est le nom d'un objet évoque un siège plutôt qu'un vivant. 

40. Le témoignage de l'Aréopagite

            Que dit saint Denys l'Aréopagite ? Trône signifie «Assis en Dieu». Ils sont cette tendance continue vers les sommets, par attention de toute leur puissance pour se maintenir de façon ferme et constante auprès du Très-Haut (La hiérarchie céleste, VII).

            Si l'on se souvient que les séraphins sont ceux qui brûlent, qui s'échauffent, qui bouillonnent du désir de Dieu - mouvement perpétuel autour du secret divin, chaleur, profondeur, ardeur bouillante d'une constante révolution qui ne connaît ni relâche ni déclin - si l'on se souvient que les chérubins, masses de connaissance et effusion de sagesse, nous enseignent à contempler dans sa puissance primordiale la splendeur divine et à accueillir en nous la plénitude des dons qui rendent sages pour les communiquer aux inférieurs, on doit aussi se souvenir que les trônes - êtres en Dieu - sont une puissance d'élévation et de fermeté[16].

            Il y a ici presque une hiérarchie : amour, connaissance, volonté. On peut même dire que ces trois aspects angéliques supérieurs agissent par analogie dans nos âmes : saisis par l'amour ardent de Dieu, nous acceptons les dons de la connaissance des mystères divins et recevons la troisième puissance dont nous avons besoin pour ne pas retomber. Les trônes ont cette volonté de résistance, cette stabilité et cette fermeté jusqu'au bout dans les positions prises. Ils constituent comme un sol supérieur et relativement à nous cela consiste - selon l'image de la Kabbale - à mettre les pieds dans le ciel et la tête en bas.

            Lorsque le Christ dit : «Là où est ton trésor, là aussi est ton cœur» (Mt 6, 21), il s'agit de ces racines d'en haut qui s'accrochent dans les hauteurs. Permanence et constance dans les pensées et les prières élevées : assises en Dieu, enracinées en Dieu.

            Bouillonnant d'amour, masse de connaissance, toujours communiquant aux autres... On peut noter que saint Denys ne dit pas que les séraphins communiquent aux autres l'amour bouillonnant de Dieu. Cela est connu et cela est normal. L'amour bouillonnant de Dieu se communique comme des éclairs ou des puissances de chaleur vers les sphères inférieures. De même, les chérubins contemplent tous les mystères de Dieu et, en même temps, communiquent consciemment leur sagesse aux inférieurs. Enfin les trônes qui soutiennent comme une base cette première hiérarchie s'enracinent en haut pour ne pas retomber. Ils soutiennent d'en bas tout en étant en haut. Paradoxalement, ils sont en haut mais ils soutiennent en bas. 

41. Humilité, stabilité, élévation 

            Jésus dit aux apôtres : «Vous serez assis sur douze trônes pour juger les douze tribus d'Israël», c'est-à-dire pour juger le monde (Mt 19, 28), et Paul dit que les chrétiens jugeront les anges. Or, ces douze trônes ne sont pas des pièces d'ameublement plantées dans un décor : les apôtres, en réalité, seront dans les trônes, dans les anges, c'est-à-dire dans la stabilité angélique des trônes.

            Tout le processus du «péché originel» se situe au-dessous des séraphins et au-dessus des trônes parce que toute la vie spirituelle est au-dessus des trônes. C'est par la connaissance que Satan tombe. C'est parce qu'il n'est pas arrivé jusque dans la hiérarchie des séraphins, c'est parce qu'il s'est arrêté dans la connaissance des chérubins, c'est parce qu'il n'est pas allé jusqu'à la charité bouillonnante et ardente et désintéressée de Dieu qu'il est tombé de dessus les trônes. Quand Satan dit, dans le prophète Isaïe : «Je veux placer mon trône au-dessus des cieux» (Is 14, 13), étant chérubin il peut le faire et il en a le droit. Et au-dessus des cieux ou au-dessus des étoiles signifie au-dessus des ordres angéliques. Mais le problème de Satan est qu'il voulait rester chérubin sans s'alimenter ni être soumis à l'esprit séraphique. Satan repousse l'amour et ignore la «kenosis» divine. Satan ignore que pour devenir semblable à Dieu, il ne lui manque que l'humilité. 

42. Les pieds sur terre : les pieds au ciel 

            Il est très souvent question dans l'Écriture du trône du Seigneur, qui est dans les cieux ou au-dessus des cieux : «Le ciel est mon trône et la terre est mon marchepied» (Is 66, 1 et Mt 5, 35). Par ces paroles, Dieu fait savoir que la stabilité, la constance dans l'élévation et la présence en Dieu ne sont pas sur la terre mais dans les cieux. Avoir les pieds sur terre c'est, en réalité, avoir les pieds dans les cieux. Et l'une des plus grandes hérésies est visée par le propos que voici, propos pourtant banal : «C'est un idéaliste qui n'a pas les pieds sur terre !» Un idéaliste n'est ni dans les cieux ni sur la terre, il est sous le ciel, perdu dans les nuages. Le plus grand sens pratique est dans la stabilité d'un homme qui a les pieds dans les cieux. Ancré en Dieu, basé en Dieu, ayant comme l'aigle la vision la plus élevée, il aura aussi la perception la plus exacte de l'abîme. Voilà pourquoi le Christ dit : «Je suis la pierre d'angle». La vraie stabilité, le vrai sens pratique, la permanence, l'immuabilité, sont en haut. En bas, tout est relatif, fragile, changeant... Quand notre Seigneur nous dit : «Ne mettez pas vos richesses là où la rouille et les vers rongent et où les voleurs dérobent» (Mt 6, 19), lorsqu'Il nous recommande de placer notre trésor dans les cieux, Il ne nous donne pas un précepte moral mais un conseil pratique. Il nous dit : «Mes amis, vous gérez mal votre existence, vous mettez votre argent dans une mauvaise banque, elle va sauter, il n'y en a qu'une de solide : le Ciel»...

            La fonction des trônes est justement cette stabilité constante pour se maintenir dans l'élévation vers Dieu.

            Si quelqu'un veut être séraphique dans sa charité, dans son débordement et qu'en bas il y a le vide (s'il n'y a pas en lui les chérubins), il sera un faux séraphin. Si quelqu'un a en lui la masse de connaissance et la sagesse des chérubins et s'il n'a pas la stabilité ni la constance des trônes, en dessous de lui ce sera toujours le vide.

 43. L'échelle sainte 

            Les anges supérieurs initient les anges inférieurs mais en même temps ils reposent sur les inférieurs car ils ont remonté la hiérarchie comme une échelle. Et ce principe s'applique à notre vie intérieure qui est, elle aussi, définie par les trois cercles angéliques.

            Quand le Christ dit dans son dernier discours, celui du Jeudi saint : «Nous viendrons (c'est-à-dire lui, le Fils et le Père et le Saint Esprit) et habiterons en vous et nous ferons en vous notre demeure», on doit savoir que si la Sainte Trinité vient en nous, ce sera dans son climat, entourée des chérubins et des séraphins et des trônes. Mais pour que Dieu trouve en nous ce climat, il nous faut déjà être conformes aux trônes et aux chérubins et aux séraphins, et nous devons acquérir cette constance, ce maintien en Dieu, acquérir une certaine sagesse et connaissance et, en elles, conquérir ce mouvement perpétuel de chaleur et d'amour. Dieu descend et se manifeste là où est cet amour. Certes, nous sommes pécheurs et Dieu descend pour nous sauver tels que nous sommes, mais Dieu manifeste en nous sa Divinité seulement si nous avons acquis l'initiation angélique jusqu'au rang des séraphins.

GABRIEL 

            On a coutume de dire «archange Gabriel !» mais il n'est nommé dans la Bible ni comme chérubin, ni comme séraphin, ni comme archange. Et pourtant, la Tradition le désigne comme l'un des sept archanges qui sont parmi les séraphins. Une toute petite phrase indique qu'il appartient à cette hiérarchie supérieure quand il dit à Zacharie : «Je suis Gabriel, je me tiens auprès de Dieu». 

44. Témoignages scripturaires 

            Il y a seulement quatre textes sur Gabriel, de deux auteurs - Daniel et Luc - et un seul sur les séraphins (Is 6, 8). La Bible contient très peu de textes sur chaque sujet. Les chérubins apparaissent dans la description de l'Arche et chez Ézéchiel ; les séraphins chez Isaïe ; les trônes, dans une phrase de l'apôtre Paul. La Bible est un monde immense parce qu'une seule phrase, un seul passage, ouvre des horizons insoupçonnés. Elle n'est pas un livre où l'on bavarde. Elle n'est pas non plus une métaphysique à la manière de René Guénon avec une seule idée pour 600 pages. La Bible est très condensée.

            Gabriel apparut à Joachim et Anne pour leur annoncer la naissance de la Vierge Marie. Nous le savons par le Proto-évangile de Jacques. Mais dans l'écriture canonique, nous le connaissons par deux auteurs : Daniel et Luc. Chez Daniel, la vision des boucs et des béliers, la vision en elle-même ne relève pas de notre sujet. Ayant eu cette vision, Daniel entend parler un saint, puis un autre saint demande à celui qui parlait : «Encore combien de temps ?» Et le premier répond : «Encore deux mille trois cents soirs et matins !»

            «Tandis que moi, Daniel, j'avais cette vision et que je cherchais à la comprendre, voici, quelqu'un qui avait l'apparence d'un homme se tenait devant moi. Et j'entendis la voix d'un homme au milieu de l'Ulaï; il cria et dit : Gabriel, explique lui la vision. Il vint alors près du lieu où j'étais ; et à son approche, je fus effrayé, et je tombai sur ma face. II me dit : Sois attentif, fils de l'homme, car la vision concerne un temps qui sera la fin. Comme il me parlait, je restai frappé d'étourdissement, la face contre terre. Il me toucha et me fit tenir debout à la place où je me trouvais. Puis il me dit : Je vais t'apprendre ce qui arrivera au temps de la colère, car il y a un temps marqué pour la fin» (Dn 8, 15-19).

            Avant la deuxième apparition de Gabriel, Daniel est tellement troublé qu'il prie et confesse les péchés de son peuple et les siens et présente une supplication au Seigneur en faveur de la montagne sainte. «Je parlais encore dans ma prière, quand l'homme, Gabriel, que j'avais vu précédemment dans une vision, s'approcha de moi d'un vol rapide, au moment de l'offrande du soir. Il m'instruisit, et s'entretint avec moi. Il me dit : Daniel, je suis venu maintenant pour ouvrir ton intelligence. Lorsque tu as commencé à prier, la parole est sortie, et je viens pour te l'annoncer, car tu es un bien-aimé. Sois attentif à la parole, et comprends la vision ! Soixante-dix semaines ont été fixées sur ton peuple et sur ta ville sainte, pour faire cesser les transgressions et mettre fin aux péchés, pour expier l'iniquité et amener la justice éternelle, pour sceller la vision et le prophète, et pour oindre le Saint des Saints» (Dn 9, 21-24).

            Telles sont les deux apparitions de Gabriel dans les prophéties de Daniel. Voici maintenant le témoignage de Luc. Dans l'Évangile de Luc, Zacharie est entré dans le temple pour l'offrande et il est près de l'autel des parfums.

            «Or, pendant qu'il s'acquittait de ses fonctions devant Dieu, selon le tour de sa classe, il fut appelé par le sort, d'après la règle du sacerdoce, à entrer dans le temple du Seigneur pour offrir le parfum. Toute la multitude du peuple était dehors en prière, à l'heure du parfum. Alors un ange du Seigneur apparut à Zacharie et se tint debout à droite de l'autel des parfums. Zacharie fut troublé en le voyant et la frayeur s'empara de lui. Mais l'ange lui dit : Ne craint point, Zacharie, car ta prière a été exaucée. Ta femme Élisabeth t'enfanteras un fils... Zacharie dit à l'ange : À quoi reconnaîtrai-je cela ? Car je suis vieux et ma femme est avancée en âge. L'ange lui répondit : Je suis Gabriel, je me tiens devant Dieu, j'ai été envoyé pour te parler et pour t'annoncer cette bonne nouvelle...» (Lc 1, 11-19).

            Et enfin : «Au sixième mois, l'ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée appelée Nazareth, auprès d'une vierge fiancée à un homme de la maison de David, nommé Joseph. Le nom de la vierge était Marie. L'ange entra chez elle et dit : Je te salue toi à qui une grâce a été faite, le Seigneur est avec toi. Troublée par cette parole, Marie se demandait ce que signifiait une telle situation...» (Lc , 26-29). 

45. Daniel 

            Daniel a une vision et par cette vision il voit les saints, des apparences d'hommes, non pas des visions symboliques, non pas des visions photographiques expliquant sous forme de bêtes ou de géants ce qui doit venir, mais une vision réelle d'êtres vivants, des saints, dont les noms ne sont pas donnés mais qui sont présents. Puis il voit l'apparence d'un homme se tenant devant lui, éloignée cependant et pas très claire, et il entend la voix au milieu de l'Ulaï.

            Ulaï signifie puissance, force, violence. Ce n'est pas seulement un pays. Et Daniel entend une voix dans la puissance qui crie, dit et ordonne : «Daniel, explique la vision». Cette voix est celle de Dieu. Que fait Daniel ? «À son approche, je fus effrayé et je tombais sur ma face». Et comme il entend les paroles de l'ange, il est étourdi, la face contre terre.

            Telle est la première impression de Daniel qui, pourtant, est un homme initié aux mystères qui, déjà, a eu des visions, qui avait un certain commerce avec le monde invisible et qui, certainement déjà, avait eu des rapports avec les anges. Quand il voit Gabriel, quand il le voit se rapprocher, il ne peut pas le supporter.

            On peut voir de loin l'apparence d'un homme, on peut avoir une vision de quelque chose d'imprécis (spirituellement éloigné de vous car il ne s'agit pas du plan physique), on contemple une apparence d'homme et l'on peut dire «j'ai vu le Christ» ou telle ou telle chose... Il ne s'agit que d'une image. Mais lorsque dans le texte il est dit que Gabriel s'approche, le prophète Daniel ne peut en supporter la vision et il tombe par terre saisi de crainte. Et cette crainte sacrée et spirituelle n'a rien de la peur car elle est produite par l'approche d'un être qui par sa nature transcende tout ce que nous pouvons imaginer. Comment exprimer la grandeur spirituelle des anges ? Ils sont plus grands que tous les systèmes solaires et, en même temps, ils sont nos serviteurs. Telle est leur antinomie.

            Dans la vision de Daniel, il émanait de l'ange qui pourtant avait pris forme d'homme, une telle force et puissance, qu'à peine il pouvait le voir ? Pourtant dans la Bible, il y a de multiples apparitions d'anges sans qu'ils produisent nécessairement le même effet. 

46. Zacharie 

            Gédéon ne peut supporter de voir l'ange du Seigneur (Jg 6, 22). Jean le Théologien tombe par terre et l'ange lui dit : «Relève-toi, je suis ton serviteur». Mais quand, pour la seconde fois, Daniel voit venir chez lui Gabriel, il ne tombe pas par terre. Les réactions de Zacharie sont entre les deux. Lorsque l'ange lui apparut il fut troublé en le voyant et la frayeur s'empara de lui. C'est la même frayeur qui s'empara de Daniel à la première apparition mais il n'est pas dit que Zacharie fût tombé par terre ou qu'il ne pût supporter la vision. Zacharie était dans la frayeur sacrée mais, prêtre dans le Saint des Saints, il n'était pas du tout tombé par terre et il pouvait supporter la lumière.

            Il y a donc deux aspects. Daniel, la première fois, se prosterne et ne peut se relever ni regarder en face. Zacharie, par contre, est saisi de frayeur mais il reste debout et commence même la conversation avec Gabriel. 

47. Marie 

            Enfin, voici l'apparition de Gabriel à Marie. Luc dit que Marie «fut troublée par cette parole...» Marie n'est pas troublée par la présence de l'ange mais par la parole nouvelle qu'il lui annonce. Voilà un trouble qui n'a rien à voir avec l'apparition de Gabriel. Mais d'où vient que Marie n'est pas troublée par l'apparition ? Nous l'apprenons par la Tradition lorsque nous lisons le Proto-évangile de Jacques : Gabriel était en entretien permanent avec Marie. De même, l'iconographie nous montre Gabriel apportant le pain céleste et expliquant l'Écriture sainte à Marie, dès son enfance. Gabriel n'entre pas chez Marie comme un inconnu mais, on peut le dire, comme un ami d'enfance. Et c'est ce que Gabriel annonce qui trouble Marie mais non pas sa présence. Voyez donc les icônes de la Vierge au Temple, Marie assise dans le Saint des Saints, Gabriel lui donnant le pain céleste qui est communion et initiation à la Parole de Dieu. 

48. Accoutumance aux apparitions 

            Notons ces trois attitudes. Chez Daniel, à la première apparition de l'ange, il lui est impossible de regarder en face. Chez Daniel, toujours à la seconde apparition, et chez Zacharie, voici le trouble mais ils ne tombent pas. Enfin, chez Marie, l'apparition ne la trouble pas mais bien le contenu du message.

            Ce phénomène se produit dans la vie de tous les saints. La première apparition - que l'on doit bien distinguer d'une vision du genre photographique - met l'homme hors de lui-même. Paul devient aveugle. Séraphim de Sarov devient muet. D'autres perdent jusqu'à la possibilité de bouger ou tombent foudroyés... Tel est le premier contact. Mais, progressivement, il y a accoutumance et une sorte de nature seconde se forme dans l'homme.

            S'il se produit une seconde apparition plus forte que la première, l'homme peut subir une nouvelle fois le même choc. Daniel, par exemple, n'était pas un apprenti. Il était déjà très avancé dans la vie spirituelle et avait déjà vu des anges. Pourtant, quand Gabriel lui apparut, il fut foudroyé ! De même, il ne faudrait pas s'imaginer que Saul - pharisien et persécuteur des chrétiens - était uniquement rationaliste, méchant et inquisiteur. Avant sa conversion, l'apôtre Paul menait une vie profondément mystique. La majorité des Pères pense qu'il est monté au troisième ciel avant d'avoir été converti. Et le contexte semble bien indiquer que la vision est antérieure à la conversion. La vision du troisième ciel peut être donnée à un homme qui persécute le Christ.

            Ne l'oublions jamais, certaines connaissances ne sont pas liées à la plénitude de la Vérité. Saul, inspiré, se trompait sur le Christ mais pas sur le reste. Il n'y a pas de diplôme pour attester que la Vérité est ici et pas du tout là-bas...

            Tout cela montre que pour Daniel, bien qu'il fût déjà initié aux anges, voir Gabriel était quelque chose de terrible. Et l'on doit poser la question : pourquoi la vision du Fils de l'homme a-t-elle été moins effrayante pour Daniel que la vision de Gabriel ? - car il avait vu le Fils de l'homme avant même de voir Gabriel et cela ne l'avait pas fait tomber à terre. La réponse est la suivante : la condescendance divine est plus grande que la condescendance angélique. Les anges nous servent mais n'ont pas toute possibilité pour cacher leur gloire et réduire leur puissance[17].

            Nous parlons de l'incarnation du Verbe : Dieu le Verbe a pris la forme d'un esclave, Il est devenu homme, Il a caché sa gloire dans son humanité, Il ne l'a montrée à trois de ses disciples que dans la mesure de leur capacité - le jour de la Transfiguration - Il se cache dans l'ombre de notre humanité... Mais son premier dépouillement était déjà dans l'acte de la création ! Dans toutes les manifestations divines il y a condescendance. Dieu se cache pour ne pas éblouir par sa nature. Condescendance, humiliation, dépouillement sont des attributs du Créateur. Mais comment les anges qui évoluent dans la gloire divine auraient-ils cette même humilité ? Aussi la vision des anges est souvent plus effrayante que celle de Dieu lui-même ! 

49. Le Nom 

            Le nom de Gabriel apparaît dans l'Écriture sainte de manière extraordinaire : «J'entendis la voix d'un homme au milieu de l'Ulaï, il cria et dit "Gabriel, explique la vision"». Cette voix est la voix de Dieu lui-même qui crie et dit : «Gabriel, explique».

            De même doit-on remarquer dans la deuxième vision de Daniel une expression très curieuse : «Lorsque tu as commencé à prier, la parole est sortie». Quelle parole ? La parole de la prière de Daniel ? Non. Le Verbe est sorti, la réponse. C'est une expression unique qu'on retrouve seulement dans les Psaumes et chez Isaïe : «Ma parole descend du ciel et ne retourne pas à moi avant d'avoir engendré...» Parole active et agissante de la connaissance et de l'explication des mystères.

            Ainsi dans la première vision, ce n'est pas Gabriel qui se nomme lui-même ni Daniel qui découvre le nom de l'ange, mais Dieu en personne qui dit : «Gabriel, explique»

            Dans l'Évangile de Luc, l'ange apparaît à Zacharie qui ne sait qui est cet ange. Zacharie se trouble et l'ange ne se nomme pas mais parle. Ensuite, quand Zacharie montre un certain doute, Gabriel se nomme. Alors, Zacharie, initié à l'ancienne loi, comprend que Gabriel lui est apparu. Mais lorsque Gabriel vient vers Marie, elle ne lui demande rien et il ne lui dit pas non plus son nom... Marie connaît déjà Gabriel.

            Ainsi, la première fois que le nom de Gabriel apparaît dans la Bible, le Seigneur lui-même crie son nom. La seconde fois, Gabriel se nomme devant Zacharie. La troisième fois, il n'a pas à se nommer. 

50. Spécificité et universalisme de la fonction initiatrice de Gabriel 

            Quel est le rôle de Gabriel ? Toujours exceptionnel !... Il est parmi les sept archanges séraphiques avec Michel, Uriel, Raphaël qui ont des missions en rapport avec l'économie de notre Salut. Michel combat le Dragon, Raphaël guérit et explique des mystères, Gabriel vient quand il est question de la destinée du monde.

            Michel archange mène le combat du bien contre le mal, des anges contre les diables, de la lumière contre les ténèbres, mais cette mission passe par celle de Gabriel qui explique la fin du monde et l'engagement dans l'histoire. Gabriel intervient auprès de Daniel, de Zacharie, de Marie en ce qui concerne l'Annonciation, l'Incarnation, la Mort et la Résurrection, et il représente l'entrée de la pensée divine dans l'étoffe historique. Et Daniel est celui qui pour la première fois a la vision du «cheminement» vers l'Incarnation car il voit déjà Dieu sous la forme du Fils de l'homme. À Daniel est dévoilé le Nom qui approche. Moïse eut pour révélation Je suis celui qui est, Daniel a pour révélation Fils de l'homme. Avec Daniel nous contemplons l'approche du Verbe incarné et immédiatement nous avons la vision du second Avènement. Quand Gabriel apparaît dans un vol rapide, il explique à Daniel les 70 semaines qui précèdent l'incarnation du Christ. À Zacharie, à Marie, il apparaît aussi pour annoncer les nouvelles étapes de notre Salut. Gabriel apporte les mots Bonne Nouvelle. Déjà, il dit à Daniel : «Je suis venu pour ouvrir ton intelligence et t'apporter la Bonne Nouvelle car tu es un bien-aimé».

            Il n'y a pas avec Gabriel comme chez Michel archange d'éléments de lutte qui l'accompagnent mais quelque chose d'inattendu et de nouveau. Il est comparable à saint Irénée insistant sur la pénétration du Salut dans l'histoire. Gabriel est l'«ange» de sa théologie.

            Gabriel instruit mais n'agit pas. Il est un messager venu pour ouvrir l'intelligence. Avec patience, par des formes brèves, de manière en même temps ouverte et cachée, il explique a Daniel la fin du monde et la venue du Christ, à Zacharie la naissance de Jean Baptiste, à Marie comment elle deviendra mère de Dieu.

            Il est intéressant de noter qu'il apparaît toujours sous l'aspect d'un homme et ni Daniel ni Zacharie ne disent qu'il avait des ailes mais Daniel dit l'homme Gabriel ce qui, dans la Bible, est une expression commune aux hommes, aux anges et aux esprits. Pourtant il s'approche d'un vol rapide et non à pas précipités. Si dans la vision les ailes font défaut, il y a bien cependant l'élément «vol».

            Tels sont les cadres dans lesquels Gabriel apparaît comme instructeur, initiateur, annonciateur de la Bonne Nouvelle. Et cette Bonne Nouvelle est un enseignement nouveau et une nouvelle étape dans l'économie de notre Salut, en rapport avec la destinée du monde dans ses éléments les plus essentiels. On n'y trouve rien de secondaire mais seulement l'universel et Gabriel n'est attaché ni à une nation en particulier ni à quoi que ce soit de limite. 

TOBIE ET L'ANGE RAPHAËL 

            L'ange Raphaël - après que nous ayons déjà vu Mickaël et Gabriel - nous introduit dans une vision déjà plus nette des sept archanges qui traversent la destinée de l'humanité et la trame de notre Salut.

            Raphaël est nommé dans le livre de Tobie. Cet ouvrage appartient à la série des «trois romans apocryphes» qui ne sont pas introduits dans le canon des juifs actuels ni des protestants. Cependant, les juifs le lisent beaucoup. Le livre de Tobie fut déclaré canonique par l'Église de Rome en 382, et par le concile «in trullo» en Orient au VIe siècle. 

51. La croisée des chemins 

            Tobit est un homme éprouvé par Dieu, comme Job. Après tout le bien qu'il a fait, il devient aveugle. Mais il ne donne pas tort à Dieu, il le bénit, il chante un hymne et, malgré l'injustice de ce qui lui arrive, il dit : «Et maintenant, tous tes décrets sont vrais quand Tu me traites selon mes fautes et celles de mes pères». Mais en même temps, il dit aussi : «Je suis las de m'entendre outrager... ne détourne pas ta face de moi Seigneur» (3, 5-6).

            Parallèlement, se déroule l'histoire de cette jeune fille dont les fiancés meurent et dont les servantes se moquent. Et, en même temps que Tobit chante son hymne, elle chante : «Tues béni, Dieu de miséricorde ! Que ton Nom soit béni dans les siècles et que toutes tes œuvres te bénissent dans l'éternité...» (3, 11). Asmodée était épris d'elle, comme il arrive avec les démons. Et c'est une grande puissance intérieure que de chanter cela après que sept nuits de noces se fussent terminées chacune par l'enterrement d'un fiancé.

            La prière de Tobit et de la fiancée se rencontrent en Dieu, et ces deux prières sont tellement extraordinaires qu'elles percent le ciel. Dieu a providentiellement attendu ces deux actes sublimes des deux êtres éprouvés sept fois comme il est dit dans les Psaumes.

            Sara, la jeune fille, était déjà considérée comme une sorcière, comme une âme damnée, une possédée. C'est alors qu'apparaît Raphaël : «Cette fois-ci leur prière, à l'un et à l'autre, fut agréée devant la Gloire de Dieu, et Raphaël fut envoyé pour les guérir tous deux» (3, 16).

            C'est ici quelque chose de très grand : ces épreuves de deux personnes séparées se réunissent pour se résoudre et, après ces épreuves épouvantables, tout se résout ensemble. Il y a des paroles de David remarquables à ce sujet : «Ta providence se justifie à la croisée des chemins...» ne se justifie pas séparément...

            Nous devons prendre cela en considération, nous qui regardons notre vie. Il y a souvent des choses complètement illogiques et épouvantables, on n'y voit pas clairement, on est sur des chemins tortueux... Et puis, à un moment donné, toutes ces épreuves se rencontrent et tout est résolu.

            La rencontre des chemins, la rencontre des prières, est une loi spirituelle. Ce n'est pas le problème d'un seul qui est résolu mais de dix, de vingt, de trente personnes. Et s'il n'y avait pas eu cette faute, s'il n'y avait pas eu cette catastrophe, s'il n'y avait pas eu... Serions-nous arrivés ici ? Déjà, l'on y voit plus clair.

            Ainsi, Raphaël fut envoyé pour les guérir tous deux : «Il devait enlever les taches blanches des yeux de Tobit pour qu'il voit de ses yeux la lumière de Dieu, et il devait donner Sara, fille de Raguël, en épouse à Tobie, fils de Tobit, et la dégager d'Asmodée, le pire des démons» (3, 17).

            Alors le vieux Tobit pense à un dépôt d'argent qu'il a fait chez Gabaël et cherche un compagnon pour Tobie son fils. «Tobie sortit en quête d'un bon guide capable de venir avec lui en Médie. Dehors, il trouva Raphaël, l'ange, debout face à lui (sans se douter que c'était un ange de Dieu). Il lui dit : "D'où es-tu mon ami ?"»... Ils parlent ensemble. Raphaël dit qu'il connaît très bien la route. Tobie veut vérifier et l'emmène chez son père le vieux Tobit qui interroge Raphaël : D'où vient-il ? Est-il Israélite ? De quelle tribu ? Et Raphaël commence à raconter une histoire «à dormir debout» : «Je suis Azarias, fils d'Ananias le Grand, l'un de tes frères... - Ah, je connais Ananias... Alors tu es de bonne souche...» Et il l'engage.

            Un ange de Dieu qui ment !... Mais s'il avait dévoilé immédiatement son identité, les rapports simples qu'ils ont entre eux n'eussent pas été possibles - car un homme non préparé ne peut supporter la vision de l'ange dans sa gloire - et rien n'eût été fait. 

52. Le mensonge par économie 

            Il y a un mensonge légitime. Un jour, le curé d'Ars rencontre une femme et lui dit telle et telle chose. Mais comment savez-vous cela, s'écrie la femme. Tu es venu te confesser hier, dit le saint. Mais non ! Mais si ! Le saint veut cacher sa clairvoyance... Pour cacher votre grandeur, pour sauvegarder votre humilité, mentez... Un homme écrit une chose admirable, un livre inspiré du Saint-Esprit. Il ne signe pas Moi, Untel, il signe Salomon ou David, ou n'importe qui. C'est de là que viennent ces noms attribués aux livres antiques.

            La notion moderne de l'honnêteté, de la franchise, introduit une honnêteté «petite» qui ne compte pas devant l'honnêteté spirituelle. Le mensonge n'est mauvais que si la finalité est mauvaise - si vous embrassez comme Judas, si vous présentez un mal comme un bien... Mais si vous êtes venu sauver un homme et que vous dites que vous êtes clochard, le mensonge est noble.

            Il y a une fausse note que les freudiens appellent le surmoi, qui est une censure de l'honnêteté comme s'il y avait une moralité en soi... La moralité n'est pas en soi mais en face d'une autre âme, en face de Dieu, en face de la vie d'un être. Il y a une honnêteté inutile : quand celui qui parle est le surmoi. «Moi, je dis toujours la vérité !... Mon père, je veux être franc !... Mon père, je veux dire ce que je pense !...» D'abord, ce que vous pensez n'intéresse personne, ensuite, vous pensez mal, enfin, vous ne dites pas ce que vous pensez. C'est le surmoi qui parle. Si l'on va au-delà de cette couche superficielle et si l'on fouille ces êtres trop honnêtes, on trouve dans le sol une telle malhonnêteté et un tel trouble que ce qu'ils disent n'a plus rien à voir avec la vérité.

            Un grand personnage qui voyage incognito, où est le mensonge ? Le plus grand mensonge a été commis par le Christ : Il est Dieu et Il est venu comme homme, Il a pris la forme de l'esclave, et Il a préparé les gens à reconnaître qu'Il est Dieu. Comme dit saint Jean Chrysostome : «L'enfer est devenu amer parce qu'il a été trompé. L'enfer a saisi un corps et c'est un Dieu qu'il a rencontré».

            Mentir par intérêt personnel est autre chose... Mais cependant, il n'est pas toujours bon de dire la vérité. Vous connaissez une vérité en plénitude mais vous êtes en face d'un homme qui ne peut la porter, alors vous la lui cachez. Un médecin sait que le malade est condamné. Il devra dire la vérité, mais si cela aide le malade, et il devra l'y préparer et choisir le moment. D'après saint Jean Climaque, le Diable et les anges procèdent de la manière suivante : pour que vous commettiez le péché, le Diable dit : «Cette faute n'a pas grande valeur... Dieu est bon», mais pour que vous ne commettiez pas le péché, l'ange dit : «Ce péché est terrible, tu iras en enfer, Dieu est juste». Tous deux mentent, l'un pour perdre, l'autre pour sauver... Et allez donc sauver les hommes avec l'objectivité !

            Dans les sentiments vrais, nous mentons sans arrêt : «Je t'aime pour l'éternité !» : mensonge. «Je ne peux pas vivre sans toi !» : mensonge. «Si tu ne me regardes pas, je me suicide !» : mensonge... Ici encore, allez expliquer mathématiquement, métaphysiquement, philosophiquement... vos sentiments.

            Le psalmiste nomme le mensonge Cheval vers le Salut. Mensonge salutaire : vous montez sur le mensonge et foncez vers le Salut.

            Évidemment, l'hypocrisie est mauvaise. On dit : «Je t'aime» et l'on n'a rien dans le ventre, on le dit par intérêt, par orgueil, par amour propre, et l'on se dissimule derrière un masque. Cependant, un homme véritablement bon et bien dans sa peau est quelquefois bourru, cassant, désagréable, il cache sa bonté, ce qui est aussi camouflage... Mensonge, peut-être, mais pas hypocrisie.

            L'ange est très bien renseigné sur la famille de Tobie et il n'hésite pas à dire : «Je suis Azarias, fils d'Ananias le Grand». Il prend un nom qui existe et qu'on peut vérifier. Et Tobie accepte la proposition de l'ange et part avec lui. Inquiétude des parents ! La mère pleure !... 

 

 

[16]  . (Note du Comité de rédaction) On ne peut éluder une correspondance entre les trois hiérarchies angéliques supérieures et les trois Personnes de la Divine Trinité. Mais, dans la Trinité, il n'y a pas de hiérarchie. Toutefois, il est admis qu'il y a un ordre dans la Révélation : d'abord le Père, puis le Fils, puis le Saint-Esprit. Or, la stabilité des trônes reproduit bien l'immuabilité du Père, la sagesse des chérubins reproduit l'intelligence de Dieu le Verbe, et l'embrasement des séraphins est semblable au souffle de Dieu le Saint-Esprit. Mais les trônes sont les plus proches de l'homme et le Père est inaccessible; les chérubins sont au-dessus des trônes et le Verbe sort de la profondeur du Père ; les séraphins sont les plus proches de Dieu et l'Esprit-Saint est donné à l'homme pour qu'il devienne semblable à Dieu.

                La plupart des religions connaissent le Père, achoppent sur le Fils et réduisent à ses énergies l'Esprit-Saint. Or, l'évêque Jean le fait observer, le péché originel se situe au niveau des chérubins et l'on peut noter que c'est le Verbe, encadré des quatre chérubins, qui est l'acteur de notre salut et le vainqueur de Satan le chérubin déchu. Enfin, l'Esprit-Saint est pleinement et consciemment révélé à celui qui a un nom dans le Livre de Vie et qui est entré dans le Royaume du Père. Le père Boulgakov dit que l'Esprit Saint a manifesté ses énergies dans la Pentecôte et se manifeste comme Personne dans l'Apocalypse : «Et l'Esprit et l'Église disent : "Viens !"» Le prophète et évangéliste Jean est le témoin du mystère séraphique de l'Époux et de l'Épouse.

[17] Dieu descend en enfer pour délivrer Adam mais les anges qui sont dans la puissance de Dieu et qui accomplissent des missions auprès des saints ne figurent jamais dans les lieux infernaux (Note de l'éditeur).

 

Lire la suite : Livre IV

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PARFAIT
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