Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
10 décembre 2011 6 10 /12 /décembre /2011 07:57

Les deux pièges du démon.


62. Ainsi, lorsqu'un moine qui est soumis à un supérieur, aura évité les deux pièges que le démon lui tend, il demeurera, comme un véritable disciple de Jésus Christ, sous le joug d'une obéissance éternelle.


63. Le démon ne cesse de tenter de mille manières différentes ceux qui font profession d'obéissance : tantôt il cherche à troubler et à salir leur imagination par des pensées et des images impures, afin de faire révolter la chair contre l'esprit; tantôt il remplit leurs coeurs de peines, de chagrins et de tristesse; ici il les pousse à l'emportement et à la mauvaise humeur, et cherche toutes les voies capables de paralyser leur volonté et de rendre leur vertu stérile et vaine; là il les porte à l'intempérance dans les repas, à la négligence dans la prière, à la mollesse dans le sommeil; enfin il enveloppe leur intelligence dans des nuages et des ténèbres épaisses, afin qu'en les fatiguant de la sorte, il leur mette dans l'idée et leur fasse croire que c'est inutile pour eux de pratiquer l'obéissance, qu'ils ne tirent aucun avantage spirituel des efforts et des sacrifices qu'ils font, qu'au lieu d'avancer dans la perfection, ils marchent en arrière. C'est ainsi que peu à peu il les décourage et les dégoûte des saintes occupations commandées par l'obéissance, et leur fait misérablement abandonner le champ de bataille; souvent même il ne leur laisse pas le temps de voir et de reconnaître que Dieu, pour fournir à ses serviteurs une occasion favorable de pratiquer d'une manière plus parfaite l'humilité et il obéissance, permet que le trésor de leurs vertus leur soit soustrait; mais ici c'est un effet de la Bonté de Dieu, il nous le rendra, ce trésor, plus riche et plus précieux.

 

64. Cependant, malgré les longues importunités du démon, il arrive que quelques-uns viennent à bout, par leur courageuse patience, de le vaincre et de le mettre en fuite. Mais à peine avons-nous remporté cette victoire sur le démon de la désobéissance, qu'il en survient un autre qui, par de nouvelles ruses et de nouvelles tentations, cherche à nous égarer et à nous perdre.


65. En effet j'ai vu des moines qui, après s'être entièrement et généreusement livrés à l'esprit d'obéissance, avaient heureusement obtenu de Dieu, par le secours de leur supérieur, de grands sentiments de componction et de pénitence, étaient parvenus à un degré sublime de douceur, de modestie, de chasteté, de ferveur et de constance, avaient absolument vaincu et soumis leurs appétits déréglés, et vivaient dans un saint et fervent amour pour Dieu. Or, les démons, jaloux de leur bonheur, pour réussir à les faire tomber de cet heureux état, ont tâché de leur inspirer intérieurement et de leur faire croire qu'ils étaient capables de vivre désormais dans la solitude, et qu'ils étaient assez forts dans la vertu pour oser espérer, dans le repos de la solitude, la paix souveraine de l'âme et une douce et céleste tranquillité. Mais, hélas ! qu'est-il arrivé ? ces malheureux se sont laissé tromper. Ils sont sortis du port pour se jeter en pleine mer; la tempête les y a surpris sans conducteur et sans pilote; les flots furieux des pensées impures et des autres tentations ont eu bientôt brisé et fait chavirer la frêle nacelle qui, portait leur trésor et eux-mêmes. Ils ont donc fait un triste naufrage et ont péri de la manière la plus misérable.


66. En effet ne faut-il pas que l'Océan soit agité, troublé et bouleversé, afin de rejeter sur le rivage, les pailles et les immondices qu'y entraînent les rivières et les fleuves ? C'est ainsi que notre âme est agitée de temps en temps, pour se débarrasser des saletés que nos passions, qui sont des fleuves par rapport à elle, lui apportent; et si nous y réfléchissons encore, nous verrons que dans notre âme, comme sur la mer, une grande tempête est ordinairement suivie d'un grand calme.


67. Celui qui, tantôt obéit, et tantôt désobéit à son supérieur, n'est que trop semblable à un homme qui met sur ses yeux malades, tantôt un excellent collyre, tantôt de la chaux vive. L'Écriture ne dit-elle pas : «Si l'un édifie, et que l'autre détruise, qu'en pourront-ils recueillir tous deux, sinon du travail et de la peine?» (Sir 34,23).


68. Ô vous donc, qui êtes les fils, et les serviteurs obéissants du Seigneur, ne vous laissez pas égarer par le démon de l'orgueil, ne confessez jamais vos péchés à votre supérieur sous un nom emprunté; car ce n'est que la confusion que vous en éprouverez en ce monde, qui vous fera éviter la honte éternelle. Montrez, oui montrez à nu, tout votre mal à votre médecin spirituel; dites-lui sans crainte et avec naïveté : «Mon Père, cette faute est toute de moi; cette blessure est mon propre ouvrage; elles ne me sont venues l'une et l'autre que parce que j'ai vécu dans la négligence; je ne puis m'excuser sur personne : c'est moi-même qui en suis l'auteur, il m'est impossible de me plaindre d'y avoir été porté par les mauvais exemples de mes frères, par les tentations mêmes des démons, par la faiblesse et la limitation de mon corps, et par quelqu'autre cause : c'est uniquement à raison de ma tiédeur, de ma paresse et de ma négligence, que je suis tombé.


69. Lorsque vous vous présentez pour faire la confession de vos péchés, prenez le maintien, la posture et les manières d'un criminel; que votre visage annonce la modestie et l'humilité, remplissez votre esprit de la pensée de vos péchés; que vos yeux ne regardent que la terre; arrosez, si vous le pouvez, les pieds de votre père spirituel de larmes amères et abondantes, ainsi que vous le feriez, si c'était Jésus Christ même.

Mais, lorsque nous confessons nos péchés, prenons-y garde, et défions-nous d'une tentation bien funeste : les démons alors redoublent leurs efforts pour nous porter à ne pas faire une confession entière et sincère, ou bien à ne nous confesser que sous un nom étranger, enfin à rejeter nos fautes sur les autres, comme en ayant été la cause ou l'occasion.


70. Si l'habitude qu'on a contractée de faire une chose quelconque, devient si forte et si puissante, qu'elle peut surmonter et vaincre tous les obstacles dans la nature, que ne pourra pas dans nous l'habitude que nous aurons de faire de bonnes oeuvres, étant aidés et soutenus par la grâce de Dieu ?

 

71. Croyez-moi donc, mon fils, si dès le début, vous vous livrez entièrement aux souffrances, aux mépris et aux humiliations, vous n'aurez pas de longues années à combattre vos passions, à les vaincre, et à vous procurer la précieuse paix du coeur.


72. Ne négligez donc pas de faire à votre directeur la confession de vos péchés, avec des dispositions aussi saintes et aussi humbles que si c'était à Dieu même. Oh ! Que j'ai vu d'heureux pécheurs qui, par les sentiments d'une véritable contrition, par une confession humble et entière, par des prières ferventes, ont tout de suite fléchi la sévérité de leur juge, qui paraissait inexorable, et ont, changé sa rigueur et son indignation en miséricorde et en tendresse. C'est pourquoi nous voyons dans l'Évangile que saint Jean, ce digne précurseur de Jésus Christ, avant de conférer le baptême à ceux qui se présentaient pour le recevoir, les obligeait à faire la confession de leurs péchés. Or il n'avait pas besoin lui-même de cette confession, mais il ne l'exigeait que pour procurer le salut aux pécheurs qui recouraient à son ministère.


73. Nous ne devons point nous étonner, si, après avoir confessé nos péchés avec les dispositions requises, il nous reste encore des combats à soutenir; car nous devons savoir qu'il nous est plus facile d'avoir à lutter contre la corruption de notre corps, qui nous humilie, que contre l'enflure du coeur, qui nous élève.


74. Allez doucement et calmez votre ardeur, lorsqu'on vous raconte la vie et les vertus des anachorètes qui vivent dans le désert; et ne croyez pas pouvoir embrasser un genre de vie qui serait au dessus de vos forces, car par l'obéissance, vous marchez sous les étendards du premier martyr.


75. Si donc il vous arrive de manquer de force et de courage pendant le combat, ne sortez pas du rang que vous occupez; car c'est dans ces pénibles moments de la vie, que nous avons le plus besoin d'un médecin éclairé et habile. Hélas ! ne faut-il pas l'avouer ? Celui qui, quoique protégé et dirigé par la sagesse et l'expérience d'un supérieur, a néanmoins pu se laisser tomber, celui-là aurait fait une chute mortelle, et ne se serait pas relevé, s'il avait été seul et privé de secours !


76. Ainsi il est vrai de dire que lorsque nous avons eu le malheur de tomber dans quelque faute, les démons, pour profiter de notre chute et achever notre perte éternelle, nous suggèrent et nous inspirent fortement le désir et le dessein de nous retirer dans la solitude. Mais n'est-il pas évident que par cette tentation, s'ils pouvaient nous y faire succomber, ces ennemis de notre salut voudraient ajouter blessure sur blessure, et nous perdre éternellement.


77. Si le médecin spirituel que nous avons actuellement, nous déclare qu'il lui est impossible de procurer à notre âme la guérison que nous attendons, il ne faut pas perdre courage, mais en chercher un autre et nous confier à ses soins; car nous devons savoir qu'il est bien peu de malades spirituels qui aient été guéris sans le secours d'un médecin. Eh ! Quel est celui qui oserait soutenir un sentiment contraire ? Un vaisseau qui, quoique conduit et dirigé par un bon et vaillant pilote, a fait naufrage, aurait-il été épargné par la tempête, s'il en eût été privé ? Qui oserait le dire ?


78. C'est l'obéissance qui produit l'humilité, et l'humilité produit la paix et le calme dans une âme; car elle la délivre des tempêtes des passions, et lui procure une victoire parfaite sur son propre coeur. C'est ce que le roi-prophète nous enseigne par ces paroles : «Le Seigneur S'est souvenu de nous dans notre humiliation, et nous a délivrés des mains de nos ennemis» (Ps 135,23-24). Rien donc ne peut ici nous empêcher d'affirmer que l'obéissance engendre la paix précieuse du coeur, puisqu'elle produit l'humilité, et que l'humilité donne l'existence à cette paix, laquelle perfectionne et couronne l'humilité. Ainsi l'obéissance est le principe et la cause de l'humilité, et la paix de l'âme, qui est la fille de l'humilité, donne à sa mère la dernière perfection. C'est ainsi que Moïse, qui est la figure de l'obéissance, a donné le commencement de la loi, et que Marie, qui est l'image de la paix parfaite de l'âme, a donné la dernière perfection à l'humilité.


79. Ils méritent d'être sévèrement punis de Dieu, ces malades spirituels qui, connaissant par les avantages qu'ils en ont déjà reçus, la dextérité et la sagesse de leur médecin, l'abandonnent avec mépris, avant d'être parfaitement guéris, et recourent aux soins d'un autre qu'ils lui préfèrent.


80. Ne sortez donc pas d'entre les mains de celui qui, le premier, vous a présenté à notre Seigneur; car vous n'en trouverez pas un autre pour lequel vous puissiez avoir une affection plus respectueuse.


81. Comme un soldat sans expérience s'expose à un très grand danger en se séparant de sa compagnie pour aller seul combattre l'ennemi; de même il s'expose à un danger pressant, le moine qui, sans avoir passé par les exercices spirituels, et sans connaître la manière dont on doit combattre et vaincre les passions, quitte la société de ses frères pour aller seul, dans la solitude, faire la guerre au démon. La témérité du soldat le met en danger de perdre la vie du corps, et celle du moine, de perdre la vie de l'âme. Aussi Esprit saint nous dit «qu'il vaut mieux être deux ensemble, que d'être tout seul,» (Eccl 4,9) c'est-à-dire, que pour combattre efficacement ses mauvaises habitudes avec le secours et l'assistance du saint Esprit, il faut qu'un fils soit assisté par son père spirituel.

 

82. Ôter à l'aveugle son conducteur; au troupeau son pasteur; au passager, son guide; à l'enfant, son père; au malade, son médecin; au vaisseau, son pilote, n'est-ce pas mettre toutes ces personnes et ces choses dans le danger de périr ? Ne sera-t-il pas exposé au même malheur celui qui, sans le secours de son père spirituel sera assez téméraire pour déclarer et, faire la guerre aux démons ? Hélas ! Ces ennemis se jetteront sur lui, le perceront de mille traits, et le laisseront étendu sur le champ de bataille.


83. Ceux qui, pour la première fois, se présentent dans un lieu destiné à prendre soin des malades, doivent avoir pris des précautions pour connaître les maladies dont ils sont affectés; et ceux qui pensent à se soumettre au joug de l'obéissance, doivent savoir quelle est l'humilité qu'ils ont dans le fond de leur coeur, car, si les malades du corps sentent que leur guérison s'opère à mesure que les douleurs diminuent, les malades de l'âme ne peuvent compter sur leur guérison spirituelle, qu'autant qu'ils verront que l'humilité s'accroît dans leur coeur, et qu'ils se blâmeront, se condamneront eux-mêmes, et détesteront leur vie passée.


84. Consultez donc votre conscience pour voir les taches de votre âme, comme vous consultez un miroir pour connaître celles de votre visage. Si vous en agissez de la sorte, cela vous suffira.


85. Les moines qui vivent dans la solitude, sous la direction d'un père spirituel, n'ont pour ennemis que les démons, qui s'opposent communément au salut des hommes; tandis que ceux qui passent leur vie dans un monastère ont à combattre, non seulement contre les démons, mais souvent encore contre les hommes. Les premiers, étant constamment sous les yeux de leur père, ont bien soin de ne pas transgresser ses ordres; les derniers, étant rarement en présence de leur supérieur, sont plus exposés à vivre dans la négligence. Néanmoins si, parmi ces derniers, il s'en trouve qui soient remplis de ferveur et de patience, ils peuvent avantageusement remplacer cette privation par la douceur, la résignation et l'humilité avec lesquelles ils endureront tout ce qui peut les mortifier et les fatiguer de la part de leurs frères, et mériter une double couronne de gloire.


86. Veillons donc sur nous avec toutes les précautions possibles; car un monastère est semblable à un port rempli de vaisseaux : il est facile que ces bâtiments nombreux se heurtent les uns les autres, et se fassent du mal. Disons en autant des moines, surtout si parmi eux il y en a qui aient l'humeur bilieuse et irascible.


87. Lorsque nous sommes en présence de notre supérieur, gardons le silence le plus scrupuleux, et ne faisons pas croire que nous nous occupons de lui car celui qui aime et observe le silence, est disciple de la sagesse, et se procure de grandes lumières sur toute sorte de choses.


88. Il m'est arrivé un jour de voir un moine interrompre son supérieur. Or je vous déclare que je désespérai de le voir jamais sous le joug de la véritable obéissance, parce qu'il se servait des paroles de son père spirituel, non pour s'humilier, mais pour s'élever.


89. Nous devons remarquer avec prudence et sagesse, observer avec toute l'attention possible, et peser avec une parfaite circonspection dans quel temps et de quelle manière il convient que nous préférions à la prière les exercices de la charge que nous avons à remplir; car on ne doit pas toujours, ni de la même manière, abandonner la prière pour exercer l'emploi dont on est chargé.


90. Lorsque vous vous trouvez au milieu de vos frères, vous devez bien prendre garde de paraître plus juste et plus sage qu'eux, dans quelque chose que ce soit; autrement vous feriez deux grands maux : d'abord, vous fatigueriez sensiblement vos frères par cette justice fausse et qui n'est qu'apparence; et ensuite vous n'en retireriez pour vous-même qu'une sotte vanité et un fol orgueil.


91. Sois zélé dans ton âme, mais ne faites jamais paraître extérieurement votre régularité; ne vous servez jamais, pour cette misérable fin, ni d'actions, ni de gestes, ni de paroles, ni de quelque autre signe secret, et vivez dans cette précaution, tant que vous ne sentirez pas que vous vous êtes enfin corrigé de cette passion qui vous fait rechercher les louanges des autres, et qui vous porte à juger et à mépriser vos frères. Si donc vous éprouvez que vous êtes encore porté à les mépriser, étudiez-vous fortement à conformer votre conduite à la leur, et à ne jamais vous distinguer ni vous séparer d'eux par un esprit de vanité et de vaine gloire.


92. J'ai connu un disciple qui, en présence de plusieurs autres, se servait des louanges que méritait son supérieur, et de ses vertus, pour s'en faire gloire à lui-même; mais ce misérable, en moissonnant ainsi dans le champ de son maître, au lieu de la gloire et de l'honneur qu'il pensait y cueillir, n'y trouva que la honte et la confusion, car tout le monde se mit à lui dire : «Comment est-il donc arrivé qu'un arbre si bon et si excellent n'ait produit qu'une branche si mauvaise et frappée d'une si grande stérilité ?»


93. N'allons pas croire que nous ayons acquis une patience parfaite, parce que nous voyons que nous endurons sans nous émouvoir, et que nous souffrons généreusement les reproches et les réprimandes humiliantes de notre supérieur. Mais supporterions-nous de la même manière les outrages et les injures que nous feraient toute sorte de personnes ? Hélas ! si nous souffrons avec douceur ce que notre supérieur nous fait endurer, c'est que nous le craignons, que nous ne voulons pas lui déplaire, ni lui manquer de reconnaissance pour les services qu'il nous a rendus, et que d'ailleurs c'est notre devoir nécessaire.


94. L'essentiel pour nous est de recevoir de la main de qui que ce soit les humiliations et les mépris, de les faire promptement passer dans l'intérieur de notre âme, comme une eau qui donne la santé et la vie : car ce breuvage amer ne nous est présenté qu'afin que nous nous en servions pour nous purifier des humeurs malignes et corrompues qui rendent notre âme malade. Or si vous recevez ainsi les contradictions et les mépris, c'est alors qu'une pureté parfaite fera l'ornement de votre âme et que l'éclat de la lumière divine ne s'éclipsera plus dans votre esprit.


95. Que nul qui voit un grand nombre de moines se reposer tranquillement sur la sagesse et la bonté des soins qu'il prend d'eux, doit bien prendre garde de s'en glorifier, mais se rappeler toujours qu'il y a une infinité de larrons et de voleurs qui sont autour de lui et des siens, pour leur tendre à tous des pièges cachés.
Gravez donc profondément dans votre coeur cet avis que vous donne Jésus Christ : «Lorsque, nous dit-Il, vous aurez fait tout ce qui vous a été commandé, dites encore : Nous sommes des serviteurs inutiles, nous n'avons fait que ce que nous devions faire»; (Lc 17,10) car ce ne sera qu'à l'heure de notre mort que nous connaîtrons réellement le jugement qui sera porté sur nous à cause de nos bonnes oeuvres et de nos travaux.


96. Un monastère est sur la terre une espèce de paradis il convient donc qu'en y étant, nous imitions les sentiments et les affections des anges qui environnent le trône de Dieu dans le ciel, et qui accomplissent si parfaitement ses volontés adorables. Or, dans ce paradis terrestre, nous y voyons des moines dont le coeur est aussi sec et aussi dur que les pierres; il y en a d'autres cependant qui, par les larmes d'une tendre et sincère componction, ont mérité les consolations divines. Mais remarquons ici la bonté ineffable du Seigneur : les premiers sont durs et insensibles, afin qu'ils ne tombent pas dans l'orgueil, qui serait indubitablement leur partage, s'ils avaient la sensibilité des seconds; et ces derniers sont consolés par l'abondance des larmes qu'ils répandent.


97. Un petit feu est capable d'amollir une grosse masse de cire; or souvent une petite humiliation, un léger mépris qu'on n'attendait pas, peuvent adoucir, corriger et faire disparaître la rudesse de l'esprit, la dureté, l'insensibilité et l'endurcissement du coeur.


98. J'ai connu deux moines qui se mettaient dans un lieu secret et caché pour examiner et observer les travaux et pour écouter les gémissements de quelques saints athlètes de Jésus Christ. L'un de ces deux hommes en agissait de la sorte avec un coeur droit et simple : C'était par un ardent désir de les imiter; l'autre, au contraire, avait une très mauvaise intention : il ne le faisait qu'afin de pouvoir ensuite se moquer publiquement de ces bons moines, les tourner en ridicule et les détourner de leur saints exercices de piété.


99. Vous devez aussi faire attention que le silence que vous garderiez d'une manière bizarre et à contretemps, ne trouble et ne fatigue pas vos frères, et que, si l'on vous ordonne de vous hâter, vous ne le fassiez pas avec une nonchalance, une lenteur étudiée; car alors vous seriez plus condamnable que ceux qui courent avec une espèce de fureur. C'est ainsi que, selon la parole de Job, j'ai reconnu que la gravité a été nuisible à des âmes, et que d'autrefois la précipitation l'a été à d'autres : tant est étonnante la variété qu'on peut remarquer dans la malice du coeur humain !


100. Le moine qui vit dans une communauté, ne retire pas autant de fruit du chant des psaumes que de la prière; car la confusion des voix dissipe l'attention et trouble l'intelligence.

 

101. Mais combattez courageusement la légèreté de l'esprit, dont les pensées sont vagabondes et volages et forcez-le de rentrer en lui-même. Au reste, Dieu n'exige pas de ceux qui sont encore des enfants en ce qui concerne l'obéissance des prières exemptes de toute distraction. Ne vous découragez donc pas, si, pendant vos prières, votre esprit erre de côté et d'autre par des pensées involontaires; mais rappelez-le fortement au recueillement intérieur. Les anges seuls sont capables d'une attention soutenue et persévérante.


102. Quiconque, dans le secret de son coeur, a résolu de s'exposer mille fois à la mort plutôt que, dans tout le temps de sa vie, de ne pas soutenir avec vigueur la guerre qu'il a commencée pour sauver son âme, ne tombera pas facilement dans les inconvénients que je viens de signaler. L'inconstance et le changement de lieux sont des sources intarissables de maux et de malheurs; aussi ceux qui passent facilement d'un lieu à un autre, d'un monastère à un autre, ne sont pas loin de mériter l'épithète honteuse d'infâmes. Après tout, rien n'est plus propre à produire la stérilité des bonnes oeuvres dans une âme, que cette inconstance continuelle.


103. Si donc vous arrivez dans une école de médecine spirituelle, qui vous est totalement inconnue, et que vous vous mettiez sous la direction d'un père spirituel que vous ne connaissiez pas, ce que vous avez à faire, c'est d'examiner avec attention quel est l'esprit et quelle est la manière de vivre de tous ceux qui sont réunis dans ce lieu. Si vous trouvez que ces ouvriers et ces ministres du salut sont capables de vous procurer quelque soulagements et de contribuer à la guérison de votre âme, si surtout vous y rencontrez le remède singulier et efficace contre l'enflure du coeur et la vanité, approchez-vous d'eux sans crainte et avec confiance, réunissez-vous, vendez-vous à eux; et pour passer ce contrat de vente, présentez-leur l'or précieux de l'humilité; pour papier, l'obéissance; pour tablettes, vos services et votre travail, et pour témoins, les anges. Déchirez devant eux la cédule honteuse par laquelle vous vous étiez vous-même rendu esclave de votre propre volonté; car si vous ne faites qu'errer çà et là, sans vous fixer nulle part, vous perdrez le prix par lequel Jésus Christ vous a racheté. Que ce monastère soit pour vous comme un tombeau, d'où les morts ne doivent sortir que pour comparaître devant le souverain Juge; et s'il en est qui en soient sortis autrement, il est bien à craindre et même à croire qu'ils sont réellement morts. C'est pourquoi nous devons conjurer le Seigneur de détourner loin de nous cet épouvantable malheur.


104. Les paresseux, pour ne pas faire les choses pénibles qu'on leur commande, ont coutume d'alléguer la nécessité où ils se trouvent de vaquer à la prière; mais lorsqu'on leur en ordonne de douces et d'agréables, ils n'ont alors pas plus envie de prier que de se brûler.


105. Il est un certain nombre de moines qui se désistent des charges et des emplois qu'ils exerçaient dans le monastère, mais par des motifs bien différents; car les uns les abandonnent en faveur d'un frère, et parce qu'on les en prie; les autres ne veulent pas les exercer par paresse et lâcheté; ceux-ci y renoncent par une vaine ostentation, et ceux-là, pour être plus libres, les quittent avec grand plaisir.


106. Si vous êtes entré, dans une communauté, et que vous vous aperceviez que votre âme, au lieu d'y être éclairée de nouvelles lumières, se plonge, au contraire, dans des ténèbres plus profondes, vous n'avez pas d'autre parti à prendre que d'en sortir le plus vite que vous pourrez; car quoique l'homme de bien puisse toujours et partout se conduire en homme de bien, le méchant ne devient bon nulle part.


107. Dans le monde, les médisances et les calomnies produisent ordinairement des querelles et des animosités; dans un monastère l'intempérance donne la mort à toutes les vertus, et inspire l'horreur pour la vie religieuse. Si donc il vous est donné de réduire en esclavage cette maîtresse tyrannique, vous jouirez partout de la paix et de la tranquillité de l'âme; mais si elle établit son emprise sur vous, votre salut sera, jusqu'à la mort, dans un péril éminent.


108. Dieu, par une faveur singulière, accorde à ceux qui sont vraiment enfants de l'obéissance de voir et de contempler les vertus de leur supérieur, et leur cache adroitement ses mauvaises qualités et ses mauvaises actions. Le démon, qui est l'ennemi déclaré de la vertu, fait tout le contraire.


109. Prenons, mes amis, le mercure comme l'image de la perfection de l'obéissance; et faisons bien attention que, quoiqu'il soit continuellement en mouvement et qu'il se tienne toujours au dessous des autres liquides, il est toujours pur et ne se souille jamais par quelque impureté.


110. Que ceux donc qui pratiquent la vertu avec une sainte ardeur, prennent bien garde de croire que les autres se livrent à la négligence; car ils mériteraient d'être jugés et condamnés plus sévèrement que ceux dont ils blâment et critiquent la paresse. Voilà pourquoi je pense que le bon patriarche Loth fut jugé digne d'être appelé juste, parce qu'en vivant au milieu des impies mêmes, il n'avait néanmoins jamais condamné personne.


111. Il est vrai que partout et toujours nous devons faire en sorte de préserver notre âme de la dissipation, du trouble et de l'inquiétude; mais c'est surtout lorsque nous devons nous livrer aux exercices de la prière et au chant des psaumes : car c'est alors que les démons redoublent leurs efforts pour remplir notre esprit de distractions, afin de nous faire perdre le fruit de cette sainte occupation.


112. Il est vraiment serviteur de Dieu, celui qui, pendant qu'il rend des services à ses frères, élève son coeur jusqu'au ciel, y fixe ses voeux, ses affections et ses sentiments, et ne cesse de frapper à la porte de Dieu par ses ferventes prières.


113. Les injures, les mépris, les humiliations et toutes les choses dures et pénibles produisent l'amertume de l'absinthe dans l'âme de celui qui s'est tout dévoué aux devoirs de l'obéissance; tandis que les louanges, les applaudissements et les honneurs remplissent d'une douceur semblable à celle du miel le coeur de celui qui ne se plaît que dans les choses douces et agréables. Mais rappelons-nous ici quelles sont les propriétés du miel et de l'absinthe. Celle-ci, purifie l'estomac et les entrailles des humeurs malignes et bilieuses; et celui-là ne sert guère qu'à les augmenter.


114. Ayons une confiance sans bornes en ceux qui, dans le Seigneur, se sont chargés de conduire notre âme au port du salut, quand même il nous semble qu'ils exigent de nous des choses contraires au salut; car c'est dans ces circonstances, oui c'est surtout dans ces circonstances pénibles, que notre confiance en leurs lumières et en leur sagesse est éprouvée par le feu de l'obéissance et de l'humilité; et la marque la moins équivoque que nous puissions donner de la fermeté de notre foi, c'est d'accomplir sans hésiter ce que nos supérieurs nous ordonnent, quoique leurs ordres nous paraissent opposés à ce que nous espérons et désirons.


115. Nous l'avons déjà dit : l'humilité naît de l'obéissance; mais la prudence religieuse tire son origine de l'humilité. Les docteurs l'appellent discernement. Cassien a dit sur cette vertu des choses admirables dans un excellent traité qu'il a fait tout exprès. Or cette excellente vertu orne l'esprit de lumières, et lui communique même la faculté de prévoir les choses futures. Qui pourra donc, en considérant de si grands avantages, se refuser de parcourir la belle carrière de l'obéissance ? N'est-ce pas elle qu'a chantée le psalmiste royal, lorsqu'il a dit : «Tu as préparé, ô mon Dieu, dans ta grande Bonté, un trésor à ton peuple;» (Ps 67) et ce peuple heureux, ne pouvons-nous pas assurer que ce sont les moines réellement obéissants, et que ce trésor précieux est la présence de Dieu dans leurs coeurs ?


116. Ne perdez jamais le souvenir de ce grand serviteur de Dieu, de cet intrépide athlète de Jésus Christ, lequel, pendant dix-huit ans qu'il vécut dans la plus parfaite obéissance à son supérieur, ne put pas une seule fois recevoir de lui cette parole consolante : Mon fils, que je désire que vous vous sauviez ! Mais, tandis que les hommes lui refusaient cette consolation, Dieu Lui-même le consolait admirablement; car il ne lui disait pas seulement au fond de son coeur : «Je désire que tu sois du nombre de mes élus», paroles qui n'auraient exprimé qu'une chose incertaine, mais il lui assurait qu'il était sauvé; ce qui lui annonçait un état certain et indubitable.


117. Parmi ceux qui vivent sous le joug de l'obéissance, il en est quelques-uns qui ne font pas attention qu'ils vivent dans une illusion bien funeste : ce sont ceux qui, connaissant la facile condescendance de leur supérieur, lui demandent et obtiennent des charges, des emplois et des exercices conformes à leurs goûts et à leurs inclinations; mais que ces malheureux sachent et comprennent qu'en obtenant ainsi ce qu'ils souhaitaient, ils ont perdu tout droit à la couronne et à la récompense destinées à la parfaite obéissance : car l'obéissance est un renoncement entier et absolu à toute dissimulation et à toute volonté propre.


118. Il arrive quelquefois qu'un moine, ayant reçu un ordre de son supérieur, et prévoyant que s'il l'accomplit, il lui fera de la peine, ne l'accomplit pas par ce seul motif; comme il arrive aussi qu'un autre moine, prévoyant bien la même chose, exécute sans hésiter les ordres qu'il a reçus, Or on demande ici quel est celui de ces deux moines dont la conduite a été la plus sainte et la plus conforme à l'esprit d'obéissance.


119. Cependant il ne faut nullement penser ici que le démon, notre cruel ennemi, agisse jamais d'une manière contraire à la volonté qu'il a de nous faire du mal; et vous devez être convaincu de cette vérité, par l'exemple de ceux qui, après avoir vécu quelque temps dans une cellule, ou dans un monastère, avec douceur et patience, sont ensuite tombés dans le relâchement. Si donc nous éprouvons en nous le désir de quitter un monastère pour passer dans un autre nous devons, afin de connaître ce que Dieu demande de nous, examiner sérieusement s'il ne Lui serait point agréable que nous demeurions dans le lieu où nous sommes; car il me semble que c'est une tentation que nous avons à combattre; étant donc ainsi attaqués par le démon, nous devons nous défendre.


Histoire de saint Acace.


120. Je me rendrais également coupable de malice et de cruauté, si je passais sous silence des choses qu'il n'est pas permis de taire. Or c'est Jean Sabaïte, qui ne m'est pas peu cher, lequel m'a raconté ces choses merveilleuses; et vous savez par votre propre expérience, mon respectable père, combien ce grand homme est exempt de passions et d'exaltation; vous savez aussi combien il abhorre la vaine gloire dans ses paroles. Voici donc ce qu'il m'a dit : «Il y avait dans un monastère de l'Asie où je demeurais alors, un vieillard très négligent et d'une conduite très mauvaise; je vous le dis, non pour juger des intentions secrètes de cet homme, mais pour l'honneur de la vérité. Or il arriva, je ne sais comment, que ce vieillard eut pour disciple Acace, jeune homme d'une admirable simplicité et d'une prudence étonnante. Ce jeune moine souffrit de la part de son maître tant et de si mauvais traitements, que bien des personnes refuseront de les croire; car il ne se contentait pas de le couvrir et de l'accabler d'injures, d'outrages et d'humiliations, mais il le déchirait et lui sillonnait le corps de blessures et de plaies par les coups redoublés qu'il déchargeait sur lui tous les jours. Acace souffrait toutes ces indignités et ces cruautés avec une patience et une sagesse vraiment étonnantes. Or comme chaque jour je voyais que ce saint jeune homme était plus cruellement traité qu'un vil esclave, je lui adressais quelques paroles de consolation, lorsque je le rencontrais : Eh bien, mon cher Acace, lui disais-je, comment vous trouvez-vous aujourd'hui ? Qu'y a-t-il de nouveau pour vous ? Et pour toute réponse, ce bon moine me montrait des yeux tout ternes et sans vivacité, un cou tout meurtri et une tête remplie de plaies et de contusions; et comme je savais combien sa patience était grande et généreuse, je me contentais de lui dire pour l'encourager : Courage, mon cher frère, tout va bien; oui, tout va bien : souffrez toujours avec douceur et résignation, et vous recueillerez bientôt les fruits abondants de la patience. Or après avoir ainsi passé neuf ans sous la férule de cet impitoyable vieillard, son âme sainte s'envola vers le ciel. Cinq jours après la mort d'Acace, son maître alla voir un ancien solitaire, homme très recommandable par ses vertus, et, après l'avoir salué, lui raconta la mort de son saint et fervent disciple. Mais ce bon vieillard lui répondit qu'en vérité il ne pouvait le croire. Alors le maître d'Acace ajouta : «Venez donc avec moi, et vous verrez si je vous trompe. Le solitaire se leva, et vint avec ce père sur la tombe de ce grand et vaillant athlète de Jésus Christ. Quand il y fut arrivé, comme si Acace eût été encore en vie, et en effet il n'était pas mort, puisqu'il n'était que dans le sommeil des justes, il lui adressa ces paroles : Frère Acace, est-ce bien vrai que vous êtes mort ? Alors ce noble enfant de l'obéissance donna, même après sa mort, un illustre exemple de soumission; car il obéit à celui qui l'interrogeait, et lui répondit : Comment pourrait-il arriver, mon Père, qu'un disciple sincère de l'obéissance puisse mourir ? Ces mots frappèrent le maître de ce jeune moine d'une terreur si forte, que, fondant en larmes, il tomba le visage contre terre, et s'empressa de demander au supérieur de la Laure de lui permettre de fixer sa demeure auprès du tombeau de son disciple. Il obtint cette permission, et passa dans ce lieu le reste de sa vie, en pratiquant une modestie, une patience et une soumission parfaites. Il ne cessait pas de répéter aux pères de cette communauté : Hélas, mes pères, j'ai commis un homicide.
Or, mon père, je crois devoir vous déclarer que celui qui parlait au jeune Acace, était lui-même l'abbé Jean, qui nous a conservé et raconté cette histoire, car cet admirable abbé m'en a raconté une autre, sous un nom emprunté, et j'ai ensuite découvert que c'était à lui-même qu'elle était arrivée.


Histoire de Jean le Sabaïte, ou d'Antiochos

121. Tandis que j'étais, me dit-il, dans le même monastère, je remarquai un autre moine qu'on avait mis sous la discipline d'un père, homme d'un âge avancé, d'un esprit doux, patient, raisonnable et modéré; mais comme le jeune moine s'aperçut que son maître était plein de respect et de prévenance pour lui, il jugea sagement que cette conduite lui serait autant nuisible et funeste qu'elle l'avait été à plusieurs autres personnes. Il se permit donc de prier ce bon moine qu'il daignât lui accorder de se retirer de sa compagnie. Or, comme il avait encore un autre disciple, il ne fit pas difficulté de lui octroyer sa demande. Ce moine quitta donc ce maître, qui lui donna avec bonté des lettres de recommandation, pour qu'il pût entrer dans un des monastères du Pont. La première nuit qu'il passa dans ce monastère, il vit en songe des personnes qui le pressaient fortement de leur rendre compte d'une somme d'argent qu'il leur devait; lesquelles, après avoir sérieusement examiné l'état des choses, le convainquirent qu'il était redevable de cent livres d'or. Quand il fut éveillé, il comprit fort bien ce que signifiait cette vision. C'est pourquoi il ne cessait de se répéter à lui-même : Malheureux Antiochos, c'était son nom, il n'est que trop vrai qu'il te reste bien des dettes à acquitter. Je demeurai, continua-t-il, trois ans dans ce monastère, obéissant aveuglément à tout ce qu'on me commandait, et comme j'étais étranger, tout le monde me méprisait, m'humiliait et me maltraitait. Or, après avoir passé ainsi ces trois premières années, j'eus une seconde vision, pendant laquelle un personnage me remit une quittance seulement de dix livres d'or sur les cent que je devais. Je m'éveillai, je compris l'avertissement qui me venait d'en-haut, et je me dis à moi-même : Hélas ! Pendant ces trois ans de travaux et de peines, tu n'as pu payer que dix livres d'or; quand pourras-tu, misérable, t'acquitter des autres ? Il faut donc, pauvre Antiochos, que pour te libérer entièrement, tu supportes de plus grands travaux, et que tu dévores des humiliations plus profondes. Je pris donc la résolution extraordinaire de contrefaire le fou, sans néanmoins faire croire que j'avais entièrement perdu la raison. Les pères du monastère, en me voyant dans cet état, et connaissant d'ailleurs la promptitude avec laquelle j'accomplissais les ordres qu'on me donnait, me chargèrent de toutes les occupations les plus pénibles et les plus difficiles de la maison, et ne me regardèrent plus que comme l'ordure de la communauté. Je passai encore treize ans dans cet état, au bout desquels, les mêmes hommes que j'avais vus, m'apparurent encore pendant mon sommeil, et me donnèrent enfin la quittance de toute ma dette. Or pendant toutes ces années, lorsque les pères m'accablaient de mauvais traitements, la pensée et le souvenir de la dette énorme que j'avais à payer, me remplissaient de force et de courage, et me les faisaient souffrir avec patience et résignation». Voilà, mon cher père Jean, ce que Jean le Sabaïte, ce trésor de sagesse, m'a raconté de lui-même, sous le nom emprunté d'Antiochos. C'était Lui-même qui, par son héroïque patience, avait obtenu d'être déchargé de toute cette dette, et avait mérité le pardon de tous ses péchés.


122. Mais considérons encore quelle a été sa rare prudence dans les jugements qu'il portait sur les dispositions intérieures des hommes; prudence admirable qu'il n'avait acquise que par une obéissance très parfaite. Dans le temps qu'il demeurait au monastère de Saint-Sabba, trois moines se présentèrent à lui pour se mettre sous sa discipline. Il les reçut avec une affection toute particulière, et fit tout ce que sa charité lui suggéra pour les remettre de la fatigue du voyage; mais après trois jours, ce saint vieillard leur adressa ces paroles : «Mes Frères, leur dit-il, je ne suis qu'un misérable pécheur; il m'est donc impossible de vous accorder ce que vous me demandez.»
Ces moines ne donnant aucune suite à cette réponse, ni à la raison qu'il alléguait, le prièrent avec, instance de les recevoir au nombre de ses disciples : tant était grande l'idée qu'ils avaient de sa vertu ! Mais, comme ils virent que rien ne pouvait le fléchir ni le gagner, ils se précipitèrent tous à ses pieds, et le conjurèrent avec instance de leur donner au moins quelques règles salutaires de conduite et de leur dire de quelle manière et dans quel lieu ils devaient passer le reste de leur vie. Cédant alors à leurs voeux ardents, et sachant d'ailleurs qu'ils recevraient ses avis avec soumission et humilité, ce saint vieillard dit à l'un d'eux : «Mon fils, il est agréable au Seigneur que vous viviez dans la solitude, sous la direction d'un père spirituel.» Puis s'adressant au second : «Pour vous, lui dit-il, allez et consacrez au Seigneur votre volonté, sans vous en rien réserver, chargez-vous de la croix qu'il vous a destinée; vivez dans un monastère, au milieu de la société des frères, et vous aurez indubitablement un trésor dans le ciel.» Enfin il dit au troisième : «Quant à vous, il faut qu'il n'y ait pas un instant dans votre vie, où vous ne pensiez à cette sentence de notre Seigneur : Celui qui persévérera jusqu'à la fin, sera sauvé (Mt 10.22); allez donc, et faites en sorte que parmi tous les hommes il n'y en ait point qui soient plus sévères ni plus pénibles que celui que vous prendrez pour maître et pour conducteur dans la vie religieuse; ne vous séparez jamais de lui, et chaque jour avalez, comme du lait et du miel, les mépris et les humiliations par lesquelles il vous fera passer.» À ces paroles, un frère répartit à ce grand homme : Mais si ce père spirituel vivait dans la paresse et la négligence, que faudrait-il faire ? — «Quand même vous le verriez, lui répondit-il, tomber dans quelque faute qui vous ferait horreur, demeurez avec lui et contentez- vous de vous dire à vous-même : Mon ami, qu'es-tu venu faire ici ? Alors triomphant de la tentation, vous sentirez toute l'enflure de l'orgueil tomber et s'évanouir, et le feu de la concupiscence diminuer et s'éteindre.»


123. Nous tous, qui craignons le Seigneur, efforçons-nous de combattre sous ses étendards avec toute l'énergie et le courage dont nous sommes capables, de peur que, placés dans une école de vertu, au lieu d'apprendre la science heureuse des bonnes oeuvres, nous n'apprenions l'art funeste de devenir vicieux et méchants, astucieux et trompeurs, emportés et colères; et ne soyez pas étonnés que ce malheur arrive quelquefois : car tant que nous sommes dans le monde, soit parmi les matelots, soit parmi les laboureurs, soit ailleurs, les ennemis de notre roi, les démons, ne nous attaquent pas avec une si grande violence; mais dès qu'ils nous voient sous les étendards de notre divin Général, et qu'ils aperçoivent qu'il nous a reçus à son service, donné des armes, une épée, un habit militaire, alors ils frémissent de fureur, cherchent et emploient toute sorte de moyens et de ruses pour nous perdre; c'est pourquoi nous sommes essentiellement obligés de veiller sans cesse sur nous et autour de nous.


124. J'ai vu des enfants aimables par l'innocence et la simplicité de leur âme, et par la beauté de leur corps, envoyés dans des maisons d'éducation pour s'y former à la science et à la sagesse, et y acquérir les autres connaissances utiles, lesquels, par le commerce qu'ils ont eu avec des condisciples vicieux et pervers, s'y sont pervertis, et n'y ont malheureusement appris que la ruse, l'astuce et la corruption du coeur. Que celui qui a de l'intelligence, comprenne la fin que je me propose, en parlant de la sorte.


125. Il est impossible que ceux qui s'appliquent de toutes leurs forces à se procurer la science du salut, n'y fassent pas de grands progrès. Mais admirons ici la divine Providence; les uns connaissent les progrès qu'ils obtiennent, et les autres ne les aperçoivent pas.


126. Un banquier qui veut bien gérer ses affaires, ne manque pas, chaque soir, de se rendre un compte exact et circonstancié du gain, ou de la perte qu'il a faite pendant la journée. Mais il ne pourra pas savoir au juste où il en est, si, à chaque instant, il ne note les affaires qu'il traite; c'est de cette manière qu'il lui sera possible d'avoir une connaissance exacte de celles qu'il aura faites chaque jour.


127. Lorsqu'on fait des reproches à un mauvais moine, on le voit de suite triste et de mauvaise humeur, ou bien il se jette lâchement aux pieds du supérieur qui lui fait des remontrances pénibles, afin de lui présenter mille excuses. Mais en s'humiliant ainsi, c'est moins dans le désir de pratiquer l'humilité et la soumission que pour mettre fin à une scène qui le fatigue. Si donc on vous mortifie par des reproches amers, sachez garder un silence salutaire, et supporter avec une patience courageuse qu'on applique à votre âme le fer et le feu des corrections sévères, lesquelles vous purifieront et répandront dans votre esprit des lumières abondantes; et lorsque votre médecin spirituel aura terminé son opération, prosternez-vous à ses pieds pour lui demander pardon et vous excuser : car si vous le faisiez dans le moment qu'il vous reprend avec zèle, il pourrait fort bien ne pas vous écouter, et même vous rejeter.


128. Ceux qui vivent en communautés, doivent faire sans doute une guerre mortelle à tous les vices; mais il en est surtout deux que tous les jours de leur vie ils doivent attaquer avec plus de vigueur et de courage que les autres. Ces deux vices sont l'intempérance et la colère. Or je dis que ces vices doivent être l'objet particulier des cénobites, parce que ces passions trouvent dans la société des personnes qui vivent avec nous, les aliments qui leur conviennent.


129. Quoique nous soyons bien loin de pouvoir pratiquer des vertus rares et sublimes, le démon, pour nous faire briser le joug de l'obéissance sous lequel nous avons le bonheur de vivre, ne laisse pas de nous en suggérer la pensée et de nous en inspirer le désir insensé. Pénétrez en effet dans l'intérieur des moines imparfaits et téméraires, et vous verrez qu'ils soupirent après la vie solitaire, qu'ils désirent avec ardeur les jeûnes les plus rigoureux, la prière la plus continuelle et la plus recueillie, l'humilité la plus profonde, la méditation de la mort la plus constante, la componction la plus vive, la victoire la plus complète sur leurs passions, le silence le plus absolu et une pureté d'ange. Mais comme, par une conduite secrète de la divine Providence, ils n'ont pu, dès le commencement de leur noviciat, pratiquer selon leur désir ces belles et excellentes vertus, on les a vus ensuite tout découragés, abandonner les pratiques les plus ordinaires, et se retirer du monastère. Le démon les a trompés, en leur faisant désirer à contretemps la pratique de ces vertus, afin qu'ils ne pussent pas par la persévérance, les acquérir dans le temps convenable. Mais ce ne sont pas seulement les moines cénobites qu'il cherche à tromper, il attaque aussi les anachorètes. C'est ainsi que pour décourager et faire tomber les solitaires, cet ennemi rusé et trompeur leur prêche et leur exalte le bonheur des moines qui vivent en communauté; il leur vante l'hospitalité qu'ils exercent, les services de charité qu'ils se rendent les uns aux autres, leur affection et leur union fraternelles, les soins affectueux et assidus qu'ils ont pour les malades, et mille autres avantages afin de les dégoûter du genre de vie qu'ils ont embrassé, et de les faire égarer dans une fausse voie.


130. Il faut cependant l'avouer, l'hésychia n'est le partage que d'un petit nombre, et cette vie de perfection ne convient qu'à ceux que le Seigneur, par des grâces particulières et par des consolations toutes célestes, soutient et fortifie dans les travaux pénibles qu'ils ont à supporter, et dans les combats difficiles et cruels qu'ils ont à soutenir.


131. La connaissance que nous avons de nos mauvaises dispositions et de nos défauts, doit donc nous faire chercher et choisir de préférence l'état d'obéissance, comme nous étant le plus propre et le plus convenable. Que celui, par conséquent, qui se sent porté à l'intempérance et aux plaisirs charnels, ait soin de se mettre sous la discipline d'un supérieur d'une vertu éprouvée et d'une rigoureuse inflexibilité dans la pratique de la tempérance et de la sobriété, plutôt que d'un faiseur de miracles, d'un ami de l'hospitalité, et d'un homme qui se plaise à servir les autres à table.

 

132. Que celui qui sent son coeur agité par la vanité et possédé de l'orgueil, choisisse pour père spirituel un homme d'une grande sévérité et d'une austérité parfaite, qui ne lui montre jamais un visage riant et satisfait, mais qui soit constamment sans clémence et sans douceur. Il faut donc bien nous garder de rechercher pour directeur un homme capable, par sa sagesse et ses lumières, de nous prédire les choses futures et de prévoir ce qui doit arriver. Désirons et procurons-nous des docteurs véritables, lesquels, par leurs bons exemples dans la pratique de l'obéissance et de l'humilité, et par la solide science, puissent nous guérir de nos maladies spirituelles, nous donner des règles de conduite, nous faire connaître l'état et le lieu qui nous sont nécessaires pour nous sanctifier.


133. Si donc vous êtes dans la volonté sincère de vous dévouer tout entier à l'obéissance, ne perdez jamais de vue l'exemple que nous a donné Abbacyre; comme ce grand serviteur de Dieu, dites-vous souvent à vous-même : «Ton supérieur veut éprouver et connaître ta fidélité; c'est pour cette fin qu'il te met à cette épreuve.» Cette pensée vous empêchera de vous tromper, vous ne vous éloignerez pas de la voie que vous devez suivre; et si vous avez pour lui une confiance d'autant plus entière et un amour d'autant plus affectueux, qu'il vous reprend avec plus de rigueur et de sévérité, c'est une marque certaine et indubitable que l'Esprit saint a daigné vous visiter, et qu'il habite invisiblement dans votre coeur. Au reste remarquez bien que, si vous souffrez avec une patience courageuse et constante les reproches et les humiliations de votre supérieur, loin d'avoir sujet de vous en glorifier et de vous en réjouir, vous avez mille raisons d'en gémir et d'en pleurer; car c'est votre conduite qui vous a mérité ces réprimandes ou ces corrections humiliantes, et qui a été cause que votre père spirituel s'est mis de mauvaise humeur contre vous.


134. Ne vous troublez pas, et ne soyez pas étonné de ce que je vais vous dire; car je ne le dirai que bien fondé et appuyé sur une autorité solide : c'est sur Moïse. Je dis donc qu'il nous est moins funeste de pécher contre Dieu même que contre notre père spirituel. En voici la raison : Si par nos péchés nous avons irrité Dieu contre nous, notre père spirituel peut l'apaiser, et nous réconcilier avec lui; mais lorsque nous avons offensé notre père en Dieu, à qui recourrons-nous pour nous rendre Dieu propice ? Cependant il me semble que Dieu apaisera notre supérieur, ainsi que notre supérieur a calmé Dieu en notre faveur.


135. Dans tout ce que nous venons de dire, il est une chose que nous devons examiner, considérer et peser avec grand soin et sans passion; c'est de savoir dans quelles circonstances nous sommes obligés de souffrir avec amour et reconnaissance, avec patience et sans rien dire, les reproches que nous fait notre supérieur, et dans quelles autres circonstances il nous est permis, pour nous excuser, de lui rendre compte de la conduite que nous avons tenue, laquelle nous a mérité son indignation et ses réprimandes. Quant à moi, je pense que toutes les fois que les humiliations ne tombent que sur nous, nous devons garder le silence; car c'est une excellente occasion d'enrichir et d'orner notre âme. Mais si ces humiliations sont nuisibles au prochain, il me semble que, par charité et pour le bien de la paix, nous sommes autorisés à rompre le silence et à défendre notre frère, dont nous connaissons l'innocence.


136. Personne ne peut mieux vous instruire des avantages de la pratique de l'obéissance, que ceux qui ne la pratiquent plus. Ils comprennent fort bien dans quel heureux ciel ils vivaient, quand ils étaient sous le joug de la soumission.

 

137. Quiconque est vraiment possédé du désir d'acquérir la paix et la tranquillité de l'âme, et de trouver Dieu, croit faire une perte énorme, si, dans sa vie, il se passe un seul jour où il n'ait quelque humiliation à souffrir.


138. De même que plus les arbres sont agités par les vents, plus ils poussent des racines fortes et profondes ainsi plus ceux qui vivent dans l'obéissance sont exercés et éprouvés, plus ils deviennent forts et invincibles.


139. On peut dire qu'étant d'abord aveugle, il a recouvré la vue qui nous montre Jésus Christ, celui qui, reconnaissant enfin qu'il est trop faible pour mener une vie érémitique, sort de la solitude pour entrer dans un monastère, s'y consacrer et s'y livrer tout entier aux salutaires exercices de l'obéissance.


140. Généreux athlètes du Seigneur, ayez bon courage, ayez bon courage, oui, je vous le répète pour la troisième fois : ayez bon courage ! Persévérez à courir dans la belle carrière de l'obéissance, et écoutez attentivement ces paroles du Sage : dans le monastère, «Le Seigneur les a éprouvés, comme on éprouve l'or dans la fournaise, et il les a reçus dans son sein comme des victimes et qui se sont sanctifiées pour Lui être offertes en holocauste.» (Sag 3)
Jusqu'à présent nous n'avons traité que des degrés du paradis qui expriment le nombre des quatre évangélistes. Athlète, continue de courir sans crainte !

 

Lire la suite 

Partager cet article
Repost0
10 décembre 2011 6 10 /12 /décembre /2011 07:56

PREMIER DEGRÉ

 

1. Il convient qu'ayant à parler ici à des Serviteurs de Dieu, je commence mon discours par son nom saint et adorable. Ainsi, Dieu, qui est notre roi suprême, a doué du libre arbitre toutes les créatures raisonnables, auxquelles Il a donné l'être et l'existence; néanmoins on doit remarquer qu'elles diffèrent les unes des autres. En effet, les unes ont mérité d'être pour toujours les amis de Dieu; les autres sont ses bons et fidèles serviteurs; les autres ne sont que de mauvais serviteurs; les autres se sont entièrement séparées de Lui; et les autres enfin sont des ennemis déclarés, et quoiqu'elles ne puissent rien contre Lui, elles ne laissent pas de Lui faire une guerre sacrilège.

 

2. Or, mon Père, malgré mes faibles lumières, je pense que les amis de Dieu sont ces intelligences sublimes et spirituelles qui environnent son trône éternel; que ses véritables et fidèles amis sont ceux qui, avec une grande ardeur et une exactitude parfaite, accomplissent sa très sainte Volonté en toute chose ; que  ses serviteurs inutiles sont ces personnes qui, ayant été purifiées et sanctifiées par la grâce du baptême, n'ont pas gardé les promesses qu'elles avaient faites, et ont indignement violé l'alliance auguste qu'elles avaient contractée avec Dieu; que ceux qui se sont séparés de Lui, ou qui marchent loin de Lui, sont ou les hérétiques, qui ont corrompu la foi, ou les infidèles qui ne l'ont jamais eue; qu'enfin ses ennemis sont ces gens qui, non seulement se sent soustraits à sa loi, en la transgressant avec insolence, mais suscitent et exercent des cruelles persécutions contre ceux qui servent Dieu avec amour et observent sa sainte loi avec une inviolable, fidélité.

3. Mais, comme il faudrait des livres entiers pour dire tout ce qu'il y aurait à dire sur ces différentes espèces de créatures, et qu'un homme ignorant comme moi serait incapable d'une si grande entreprise, je crois qu'il vaut mieux que, pour obéir aux véritables serviteurs de Dieu, dont la tendre piété me fait violence, et dont le zèle et la bonne volonté me pressent, je me borne et m'arrête aux choses qui peuvent servir à l'édification de leurs âmes; que, quelque incapable que je doive me reconnaître, je prenne la plume de leurs mains, et que, la trempant avec simplicité dans l'humble soumission à leurs voeux prononcés, j'aie lieu, malgré mon impuissance et mon incapacité, d'espérer et de recevoir de mon obéissance quelques grâces et quelques lumières, afin que, traçant sur un papier d'une admirable blancheur les règles d'une vie sainte et pure, je les trace aussi dans leurs coeurs bien préparés et saintement purifiés, que je les écrive sur des cahiers mystérieux et vivants. C'est de cette manière et dans ces dispositions que je vais commencer.

4. Dieu est la vie et le salut de toutes les créatures raisonnables qu'Il a tirées du néant, soit qu'elles croient en Lui, ou qu'elles nient son Existence; soit qu'elles soient justes, ou méchantes; soit qu'elles pratiquent la piété, ou qu'elles se livrent à l'irréligion; soit qu'elles se soient affranchies de leurs passions, ou qu'elles en soient les viles esclaves; soit qu'elles soient entrées dans une communauté religieuse, ou qu'elles demeurent dans le siècle; soit qu'elles aient de la science, ou qu'elles vivent dans les ténèbres de l'ignorance; soit qu'elles jouissent d'une bonne santé, ou qu'elles languissent sur un lit de souffrances; soit qu'elles soient à la fleur de l'âge, ou parvenues à la dernière vieillesse. Or toutes ces personnes, sont destinées à la grâce du salut, et peuvent en jouir, comme elles jouissent de l'effusion de la lumière, de la vue et des bienfaits du soleil, de la variété des saisons, et de toutes les autres choses qui existent et qui sont faites pour elles; car auprès de Dieu «il n'y a pas de favoritisme». (Rom 2,11).


5. Or j'appelle "impie" celui qui, bien que d'une nature mortelle et ayant reçu l'intelligence; évite et fuit Dieu qui est pourtant sa vie; qui enfin ne s'occupe pas plus de son Créateur que s'il n'existait pas. L'insensé ! il dit dans son coeur : «Il n'y a aucun Dieu !»(Ps 13.1)


6. J'appelle "méchant" celui qui corrompt et obscurcit la loi de Dieu, en l'interprétant selon son propre esprit, et qui, tout en suivant son opinion erronée, et même quelquefois hérétique, préfère son autorité à celle de Dieu, ses lumières à celles de l'Esprit saint.


7. J'appelle "chrétien" le fidèle qui, selon ses forces, tâche dans ses paroles, dans ses actions et dans toute sa conduite, de marcher sous les étendards de Jésus Christ, et qui, par une foi pure, sincère et ardente, par une vie sainte, et par une charité enflammée, est tout dévoué à la très sainte Trinité.


8. J'appelle "ami de Dieu" celui qui use selon les règles de la justice et de la tempérance, des choses qu'il a reçues de Dieu dans l'ordre de la nature, et qui ne néglige aucune des bonnes oeuvres qu'il peut faire.


9. J'appelle "homme chaste" celui qui, au milieu des tentations, des pièges et des agitations, prend de si sages précautions, qu'il retrace dans sa conduite les moeurs de ceux qui sont hors de tout danger.


10. J'appelle "moine" l'homme qui, dans un corps terrestre et corrompu, tâche, comme s'il était libre de son corps, d'imiter l'état et la vie des intelligences célestes.


11. J'appelle "moine" l'homme qui, dans tous les temps, dans tous les lieux et dans toutes les choses, suit exactement la loi du Seigneur, et se conforme parfaitement à sa sainte volonté ;


12. J'appelle "moine" l'homme qui, faisant violence à la nature, ne cesse de veiller sur ses sens, et dompte ses appétits déréglés.


13. J'appelle "moine" l'homme, qui conserve son corps dans la sainteté, sa langue dans la pureté, et qui orne son esprit des lumières du saint Esprit ;


14. J'appelle "moine" l'homme qui, jour et nuit, déteste et pleure ses péchés, et ne perd pas de vue la pensée salutaire de la mort.


15. Et par "renoncement au monde", j'entends la haine qu'on porte à tout ce que les mondains aiment et louent, et l'abandon volontaire des biens caducs et périssables, dans le désir et l'espérance d'obtenir et de posséder les biens surnaturels.


16. Trois principaux motifs engagent à faire généreusement et promptement le sacrifice des commodités et des plaisirs de la vie présente : un violent désir de mériter le royaume des cieux; un repentir amer et sincère des fautes énormes et nombreuses qu'on a commises, et un ardent amour pour Dieu. Or, nous pouvons assurer qu'une personne qui a renoncé au monde sans avoir aucun des trois motifs dont nous venons de parler, l'a fait sans prudence et sans réflexion; mais Dieu, qui est la Bonté même et le souverain rémunérateur de ceux qui agissent et combattent pour sa gloire, fait moins attention aux motifs qui d'abord nous ont fait entrer dans la carrière de la vertu, qu'au terme où nous arrivons enfin.


17. Ainsi, que celui qui entre dans la vie religieuse dans l'intention de pleurer et de gémir sur ses péchés imite les personnes qui sortent des villes pour aller s'asseoir et pleurer sur le tombeau de leurs proches. Qu'il ne laisse jamais tarir la source de ses larmes amères, ni affaiblir la ferveur de son repentir, et qu'il arrache sans cesse à son coeur déchiré de longs gémissements et de profonds soupirs, afin de mériter de voir Jésus Christ venir vers lui pour ôter de dessus son coeur la funeste pierre de l'endurcissement, et d'entendre ce divin Sauveur commander à ses anges de le délivrer des liens qui le retenaient sous l'esclavage de Satan; pour qu'affranchi des troubles et des reproches d'une conscience justement alarmée, il parvienne à cette paix précieuse de l'âme qui donne le vrai bonheur. Hélas ! S'il agit autrement, quels avantages retirera-t-il de son renoncement au monde ?


18. Mais remarquons ici que si, réellement, nous voulons sortir de l'Égypte et nous délivrer de la servitude de Pharaon, nous avons, ainsi que le peuple Juif, besoin d'un Moïse qui soit notre médiateur auprès de Dieu, qui étende avec ferveur des mains suppliantes vers le ciel, pendant que nous serons au combat, pour nous obtenir les forces et le courage dont nous avons besoin, et qui nous conduise de telle sorte que nous puissions heureusement traverser la mer Rouge de nos péchés, et mettre en fuite l'Amalec de nos passions tyranniques(Ex 14.15-22; Ex 17.8-13). C'est pourquoi ils ont été dans une illusion bien déplorable et bien funeste, ceux qui, pleins de confiance en leurs propres lumières, ont cru qu'ils n'avaient pas besoin de conducteur pour leur montrer le chemin de la vie spirituelle, et pour les y conduire.


19. Les enfants de Jacob eurent Moise pour les faire sortir de la terre d'Égypte; la famille de Loth eut un ange pour sortir de Sodome. Ceux qui sortirent de l'Égypte nous représentent les pécheurs qui, pour guérir leurs âmes, et les purifier de leurs péchés, ont besoin des soins et des lumières des médecins spirituels. Ceux qui s'enfuirent de Sodome, sont la figure des personnes qui désirent se voir délivrées des penchants de leur misérable corps; c'est pourquoi elles ont besoin d'un ange pour les secourir, ou du moins d'un homme qui, pour m'exprimer ainsi, ne soit pas inférieur à un ange; car d'après la grandeur et la corruption des plaies qu'elles ont réelles, il leur faut un chirurgien et un médecin doués l'un et l'autre d'une science et d'une expérience peu communes.


20. Eh certes ! ne sommes-nous pas forcés d'avouer que ceux qui, avec un corps de péché, ont résolu de monter jusqu'au ciel, sont obligés de se faire la plus grande violence et les plus grands efforts, et de se dévouer généreusement à la mortification la plus austère et aux travaux les plus pénibles, surtout au commencement de leur conversion, jusqu'à ce que l'amour des plaisirs auxquels ils étaient accoutumés, que la paresse dans laquelle ils languissaient, et que l'insensibilité de leur coeur pour la vertu, se changent, par une pénitence proportionnée, en un ardent amour pour Dieu et pour les bonnes oeuvres, et en une sainteté parfaite.

 

21. Oui, je le répète, ils doivent endurer bien des travaux, dévorer bien des afflictions, principalement ceux qui ont eu le malheur de vivre sans penser aucunement à leur salut, s'ils veulent que leur coeur, après n'avoir eu que trop de ressemblance avec les chiens, qui ne se plaisent qu'à manger et à japper, puisse parvenir à la simplicité, à la douceur, à la patience, au zèle, à la ferveur, à la tempérance, à la pureté, et à l'amour du salut éternel. Cependant, aussi dépendants que nous soyons à nos penchants, aussi graves que soient les maladies de notre âme, gardons-nous bien de perdre courage; mettons, au contraire, en Dieu une confiance pleine et entière. Ainsi, alors même que nous nous sentons faibles, soutenus par la fermeté d'une foi inébranlable, présentons-nous devant le Christ, et, avec une grande simplicité et une profonde humilité, exposons-lui notre faiblesse et nos misères, l'abattement de notre âme et de notre corps; et, tout indignes que nous en soyons, il nous tendra la Main avec bonté, et nous prendra sous sa puissante Protection avec une tendre charité.


22. Que tous ceux qui veulent entrer dans cette carrière qui est belle, mais incommode, qui est rude et étroite, mais adoucie et élargie par la grâce de Dieu, se précipitent avec courage au milieu des flammes des mortifications et des travaux spirituels, si du moins c'est l'amour de Dieu qui les enflamme et qui les anime. Mais que chacun s'éprouve soi-même auparavant, et qu'ensuite seulement il mange le pain salutaire de la vie religieuse avec les laitues amères, qu'il boive ce breuvage mêlé avec ses larmes; et qu'il prenne bien garde que ce ne soit pas pour sa condamnation qu'il s'engage dans cette milice sainte. Il est aisé de voir pour quelles raisons tout ceux qui sont baptisés, ne parviennent pas au salut; je ne le dirai donc pas.


23. Vouloir sérieusement et efficacement servir Dieu dans la vie religieuse, c'est dire adieu à tout, mépriser tout, rejeter tout, et fouler tout aux pieds. C'est là le seul fondement solide de l'édifice spirituel. Et ce fondement ne sera solide, que dans la mesure où l'édifice qu'on élèvera dessus, sera soutenu par ces trois colonnes : l'innocence, la mortification, et la tempérance. C'est par la pratique de ces trois vertus que doivent commencer tous ceux qui deviennent enfants dans le Christ; et les enfants sont ici leurs modèles : on ne remarque en eux ni méchanceté, ni malice, ni duplicité; ils ne se jettent pas sur les mets avec une avidité insatiable; dans leurs corps innocents la concupiscence ne fait pas sentir ses coupables ardeurs, et ce n'est qu'on croissant en âge et en ne se modérant plus autant dans le boire et le manger, qu'ils deviennent sujets aux mouvements déréglés du corps.


24. Un athlète qui, sans force et sans courage, entre dans l'arène, s'attire le mépris et l'aversion des spectateurs, et s'expose à une défaite éminente; aussi tout le monde juge que sa perte est certaine. Il nous est donc très important et très nécessaire de commencer notre carrière religieuse avec courage, zèle et ferveur, quand même il devrait nous arriver dans la suite de nous relâcher un peu. En effet une âme qui s'est vue dans un temps remplie de courage et d'ardeur, et qui se voit, après, tiède et languissante, trouve dans cette comparaison un véritable aiguillon qui l'excite. C'est ainsi que plusieurs se sont animés et réchauffés dans la piété.


25. Mais toutes les fois qu'une âme vient à se manquer à elle-même, et qu'elle aperçoit qu'elle n'a plus la sainte ferveur de la dévotion, elle doit se hâter d'en rechercher et d'en trouver la misérable cause, et faire tous ses efforts pour la détruire; elle doit être bien convaincue que le moyen de se rétablir dans la ferveur, c'est de la faire rentrer par la porte dont elle s'est servie pour la chasser.


26. Il me semble qu'on peut très exactement comparer un homme qui n'obéit que par un motif de crainte, aux parfums qu'on fait brûler: ils répandent d'abord une odeur agréable, mais ensuite on ne trouve plus qu'une fumée fatigante; que celui qui se soumet par le motif d'une récompense, est semblable à une meule de moulin, qui ne tourne que d'une seule façon; mais que ceux qui, par affection et par amour pour Dieu, abandonnent le monde pour embrasser les voies étroites d'une vie religieuse, se trouvent tout-à-coup embrasés du feu sacré de la charité; et comme la fureur et l'activité du feu naturel augmentent à mesure qu'il s'étend dans une forêt où il a pris; de même, à mesure que la flamme du divin amour s'étend dans leurs coeurs, elle y produit un heureux incendie.


27. Mais faites attention que trois sortes d'ouvriers travaillent à élever l'édifice spirituel de leur salut : les uns y travaillent en employant des briques, après avoir employé des pierres pour jeter les fondements; les autres bâtissent sur des colonnes qu'ils ont dressées sur la terre; d'autres enfin étant entrés dans le lieu où ils doivent travailler, se mettent à courir avec une étonnante impétuosité, et, une fois échauffés, ils ne se sentent et ne se possèdent plus. Que celui, qui aura de l'intelligence, comprenne le sens de ce discours allégorique.


28. Or comme c'est Dieu qui est notre roi suprême, qui nous appelle à son service, courons de toutes nos forces pour nous rendre à son appel, de peur qu'ayant fort peu de temps à vivre, nous ne nous trouvions, à notre dernière heure, misérables et privés des mérites des bonnes oeuvres; et que nous ne périssions par les horreurs de la faim. Semblables aux soldats qui s'étudient à se rendre agréables à leur général, ne négligeons rien pour nous rendre agréables à Dieu; car il nous demande qu'après nous être enrôlés sous ses étendards, nous le servions avec ferveur et fidélité.


29. J'ai honte de le dire, craignons au moins le Seigneur, comme nous craignons certains animaux: car j'ai vu des scélérats, sur qui la crainte de Dieu n'avait aucun empire, et qui, étant partis pour aller commettre des vols, se sont arrêtés, et sont revenus sans oser consommer leur crime, parce qu'ils ont entendu aboyer des chiens dans le lieu où les conduisait leur méchanceté. Ainsi ce que la crainte de Dieu n'avait pu faire dans eux, la crainte de ces chiens les y a forcés.

 

30. Aimons Dieu de la même manière que nous avons coutume de chérir nos amis : hélas ! j'en ai vu un grand nombre qui, ayant eu le malheur de L'offenser, n'en éprouvaient aucune peine, et qui, ayant fatigué leurs amis, en étaient désolés, employaient mille moyens et mille adresses, pour exprimer le regret qu'ils en avaient, ne craignaient ni humiliations ni sacrifices pour les apaiser, et soit par eux-mêmes, soit par leurs amis, faisaient offrir de grandes et pénibles satisfactions pour obtenir une réconciliation, enfin ajoutaient à tous ces moyens de riches présents, afin de pouvoir rentrer dans leur ancienne amitié.


31. Ce n'est qu'avec beaucoup de peine et d'efforts, qu'au commencement de notre conversion nous pouvons pratiquer la vertu; mais aussitôt que nous y avons fait quelques progrès, nous avançons presque sans aucune difficulté; et, lorsque nous avons le bonheur de nous être rendus les maîtres des sens de notre corps, de les soumettre entièrement à la conscience, oh ! Alors ce n'est plus qu'avec ardeur, joie, plaisir et allégresse, que nous nous livrons à la pratique des bonnes oeuvres; nous sommes tout embrasés du feu sacré de la charité.


32. Ainsi nous devons donner autant de louanges à ceux qui, dès le principe de leur consécration à Dieu, font tous leurs efforts pour accomplir exactement et avec joie la loi sainte du Seigneur, qu'on doit donner, de blâme à ceux qui, après avoir passé des années entières au service de Dieu, ne pratiquent la vertu qu'avec peine et répugnance.


33. Mais ne craignons et ne condamnons pas les personnes qui se sont données à Dieu par quelques accidents fâcheux qui les y ont comme forcées; car j'en ai vu qui, tandis qu'elles faisaient tous leurs efforts pour ne pas rencontrer Jésus Christ leur Roi suprême, l'ont trouvé contre leur volonté, se sont enrôlées, comme malgré elles, sous ses adorables étendards, sont enfin entrées dans son palais et se sont assises à sa table. J'ai encore vu la semence de la grâce, tombée, pour ainsi dire, sans dessein et par hasard, dans les coeurs, y produire une moisson abondante d'excellentes vertus. Ce fut ainsi qu'une personne, que j'ai connue, n'étant allée dans une école de médecine spirituelle que pour une affaire bien étrangère à sa conscience, tomba heureusement entre les mains d'un médecin qui sut si bien la prendre, qui lui parla avec une bienveillance si affectueuse, qu'elle se convertit et ouvrit enfin les yeux à la lumière. Il arrive donc, dans plusieurs, qu'une conversion qui semblait n'être arrivée que par hasard, devient plus solide et plus constante qu'une autre qui était arrivée de propos délibéré.


34. Que personne, en considérant l'énormité et le nombre de ses fautes, n'y trouve une raison ou un prétexte pour se croire incapable de se convertir et d'embrasser la vie religieuse; car il serait bien à craindre qu'il ne s'en jugeât indigne que parce qu'il ne veut pas renoncer aux plaisirs dont il jouit, ni sortir de la paresse qui le retient captif, et qu'on ne pût lui appliquer ces paroles : «Ils cherchent des excuses à leurs péchés (Ps 140,4).» Eh ? mon Dieu, n'est-ce pas lorsqu'il y a beaucoup de pus et de corruption dans un ulcère, qu'il est nécessaire d'avoir un médecin habile et expérimenté, et notre divin Sauveur ne nous dit-il pas Lui-même que «ce ne sont pas les biens portants, qui ont besoin de médecin (Mt 9)» ?

 

35. Lorsqu'un grand roi, voulant entreprendre une expédition importante, nous fait appeler auprès de sa personne, et nous déclare qu'il veut se servir de nous, ah ! Nous obéissons avec empressement, nous n'usons d'aucun délai, nous n'alléguons aucun prétexte; mais, abandonnant tout, nous nous hâtons de nous présenter devant lui pour recevoir et exécuter ses ordres. Or est-ce avec le même zèle et la même diligence que nous répondons à la voix du Roi des rois, du Seigneur des seigneurs et du Dieu des dieux, qui nous appelle et veut nous enrôler sous les étendards de sa milice céleste, en nous faisant entrer dans les voies de la vie religieuse ? N'est-il pas à craindre que notre paresse et notre négligence à répondre à son appel ne nous mettent sans excuse et sans défense, lorsqu'il nous citera à comparaître devant son redoutable tribunal ?


36. Nous ne pouvons pas nier que celui qui, par les soins et les embarras d'une vie mondaine, se trouve comme lié par des chaînes de fer, n'est pas capable de marcher facilement dans les voies du salut, et s'il y marche, ce n'est qu'avec une extrême difficulté. Hélas ! il ne ressemble que trop à ces malheureux qu'on a chargés de fer, ou aux pieds de qui on a mis des entraves pesantes : à chaque instant, en voulant marcher, ils font des chutes, et se blessent cruellement. C'est pourquoi je compare celui qui, n'étant pas marié, n'est attaché à la vie séculière que par le soin de ses affaires temporelles, à ceux qui n'ont que des menottes aux mains, car s'il le veut, il peut embrasser la vie religieuse et celui qui est marié, je le compare à une personne qui a les pieds et les mains chargés de chaînes.


37. Un jour, j'ai rencontré des gens qui vivaient assez dans l'oubli de leur salut; ils me tinrent cependant ce langage : «Comment nous serait-il possible de penser à la vie religieuse et solitaire, nous qui sommes obligés de vivre avec nos femmes, et qui sommes accablés sous le poids de nos affaires temporelles ?» Je me contentai de leur répondre : «Ne manquez pas de faire exactement toutes les bonnes oeuvres que vous pourrez; fuyez le mensonge avec horreur; que l'orgueil ne vous fasse mépriser personne; n'ayez de haine contre personne; assistez régulièrement aux offices de l'église; soyez charitables et bienfaisants pour les pauvres, ne scandalisez jamais vos frères; respectez la femme de votre prochain, et que chacun de vous se contente de la sienne : si vous agissez, et que vous viviez ainsi, vous ne serez pas loin du royaume des cieux.»


38. Courons avec une joie mêlée de crainte au combat remarquable auquel Dieu nous appelle. C'est aux démons que nous devons faire la guerre; ne les redoutons pas, car, quoique nous ne puissions pas les voir, ils nous connaissent et ils pénètrent dans le fond de notre âme; mais s'ils la voient troublée et craintive, ne nous croiront-ils pas vaincus ? ne se précipiteront-ils pas sur nous avec un acharnement terrible, afin de nous rendre leurs misérables esclaves ? Or, puisque nous connaissons leurs ruses, armons-nous donc contre eux avec courage; car on hésite d'en venir aux mains, quand on voit une armée qui ne compte que des soldats vaillants et courageux, et qui brûle de se mesurer avec l'ennemi.


39. D'ailleurs Dieu, dans sa Sagesse et sa Bonté infinies, prend un soin particulier de ceux qui ne font que de s'engager à son service : Il adoucit Lui-même leurs peines et leurs travaux, afin que le premier choc et le premier assaut qu'ils ont à soutenir, ne soient pas trop violents et ne les portent pas à rentrer dans le siècle. Généreux serviteurs de Dieu, cette assurance ne doit-elle pas vous remplir de joie et d'allégresse ? ne trouvez-vous pas, dans cette conduite admirable du Seigneur une preuve incontestable de son affection et de sa tendresse pour vous, et un témoignage assuré que c'est Lui qui vous a fait entrer dans ce genre de vie ?


40. Cependant on a observé que souvent, lorsque Dieu trouve des coeurs forts et généreux, Il a coutume de les livrer, dès le commencement même de leur conversion, à des combats rudes et violents; mais c'est afin de pouvoir leur accorder de suite la couronne et la récompense d'une vie heureuse et pleine de mérites.


41. Mais aussi, par une providence toute paternelle, il arrive que Dieu cache et voile par rapport à ceux qui sont encore dans le monde, les peines et les difficultés qu'on rencontre dans la vie religieuse, et ne leur laisse entrevoir que les moyens faciles de s'y sanctifier; car il sait que, si l'on connaissait tous les travaux pénibles qu'il faut soutenir, il n'y aurait peut-être personne qui osât s'y engager.


42. Consacrez donc au Christ la fleur de votre jeunesse, et travaillez à sa Gloire avec un zèle ardent; et, dans un âge avancé, le souvenir de vos bonnes oeuvres vous inondera d'une délicieuse allégresse, car ce qu'on a ramassé et recueilli dans la jeunesse, nourrit et console dans les faiblesses et les langueurs de la vieillesse. Tandis donc que nous sommes pleins de force et de santé, travaillons avec une noble ardeur, et parcourons la carrière religieuse avec sagesse et prudence; car la mort est incertaine, et nous avons affaire à des ennemis méchants, cruels, puissants, vigilants, incorporels, invisibles, et toujours armés de torches enflammées pour réduire en cendres les temples vivants du Seigneur.


43. Que les jeunes gens surtout prennent bien garde d'écouter la voix de ces esprits jaloux et rusés; car ils leur suggéreront sans cesse de ne pas mater leurs chairs par tant de rigueurs, afin d'éviter des maladies et des infirmités qu'ils s'attireraient. "Mais trouvera-t-on jamais, et surtout dans le siècle où nous vivons, trouvera-t-on des gens qui, par des mortifications immodérées, aient triomphé de leur propre corps, et donné la mort à leurs passions, en se privant des choses nécessaires ? N'est-il pas suffisant de s'abstenir de l'intempérance, et de s'interdire les mets délicats ?" Tel est le langage insidieux des démons. Mais n'est-il pas évident que le dessein du démon, en nous parlant de la sorte, est de nous décourager et de nous rendre timides, lâches et négligents dès notre entrée au service de Dieu, afin que nous soyons aussi pauvres et misérables à la fin de notre carrière qu'au commencement ?


44. Avant tout, il est d'une extrême importance pour ceux qui veulent servir Dieu avec ardeur et fidélité, de chercher et de trouver, soit par la prudence et la sagesse de quelques pères expérimentés, soit par les lumières et le témoignage de leur propre conscience, les lieux, le genre de vie, la demeure ou la maison, et les exercices qui leur seront les plus propres et les plus convenables; car je crois que ceux qui aiment les délices, ne sont pas faits pour vivre dans une communauté, et que ceux qui sont d'une humeur irascible ne doivent pas embrasser la vie solitaire. Chacun doit donc examiner devant Dieu le genre de vie qui lui convient le mieux.


45. Or je pense que toutes les formes différentes de la vie religieuse se réduisent aux trois suivantes : la première, de vivre dans une solitude parfaite; la deuxième, de vivre dans le désert, mais avec un ou deux autres moines; la troisième, de vivre en communauté. Mais en tout il faut observer cet avis que nous donne Salomon : «N'allez, dit-il, ni à droite ni à gauche» (Prov 4,27) : suivez avec persévérance le chemin royal de Jésus Christ. La seconde espèce de vie religieuse semblerait cependant convenir à un grand nombre; le même Salomon nous dit encore : «Malheur à celui qui est seul, parce que, «S'il vient à tomber, il n'a personne pour lui aider à se relever.» (Ec 4,10). Que deviendrait donc le moine qui, étant seul, aurait le malheur de se laisser aller à l'ennui, ou au sommeil, ou à la paresse, ou au désespoir ? Il sera donc bon de se rappeler ces belles paroles de notre Seigneur : «Quand deux ou trois sont assemblées en mon Nom, Je me trouve au milieu d'eux.» (Mt 18,20).


46. Quel est donc le moine fidèle et prudent ? Je réponds sans hésiter que c'est celui qui a conservé avec persévérance la ferveur de son entrée en religion, et qui, jusqu'à la fin de sa carrière, n'a cessé d'ajouter flamme sur flamme, ferveur sur ferveur, précautions sur précautions, et désir sur désir. Ô vous donc, qui êtes monté sur ce premier degré, ne regardez pas en arrière.

 

 

DEUXIÈME DEGRÉ


De la Nécessité de se dépouiller des affections et des soins pour les choses de ce monde.

 

1. Celui qui aime Dieu de tout son coeur, qui désire ardemment le royaume des cieux, qui travaille avec courage à se purifier des fautes qu'il a faites et à se corriger des mauvaises habitudes qu'il a contractées, qui ne perd jamais de vue le jugement dernier et les supplices éternels, qui nourrit dans son âme la pensée et la crainte de la mort, n'a plus ni amour ni inclination pour l'argent et les richesses, pour ses parents et pour la gloire du monde, pour ses frères et ses amis, enfin pour toutes les choses fragiles et périssables; il en a chassé de son coeur tout sentiment, toute attache et tout souci; il hait même sa propre chair, et, dans l'état d'une nudité parfaite, il s'étudie à suivre le Christ avec une indicible ardeur; il ne soupire qu'après le bonheur du ciel, et c'est de Dieu seul qu'il attend tous les secours nécessaires pour y arriver. Il dit avec David : «Mon âme n'est attachée qu'à toi seul, ô mon Dieu» (Ps 62), et avec un illustre prophète : «Je ne me suis point fatigué en te suivant, Seigneur; et je n'ai pas recherché les jugements des hommes, ni leurs consolations (Jer 17,16).»

2. Eh certes ! il nous serait bien honteux, si, après avoir abandonné toutes les choses dont nous venons de parler, après nous être dévoués, non pas à suivre un homme, mais à servir le Seigneur qui nous a enrôlés sous ses étendards, nous nous amusions encore à chercher des objets incapables de nous procurer le moindre soulagement dans l'extrême nécessité où nous serons à l'heure de notre mort. Nous comporter de la sorte, ne serait-ce pas violer le précepte de Jésus Christ qui nous défend de regarder derrière nous ?

Ne serait-ce pas nous déclarer ineptes pour le royaume de Dieu ?
3. C'est pour nous faire éviter ce malheur, que notre divin Sauveur, qui connaît si bien à quel point notre fragilité nous expose à l'inconstance, et combien facilement notre pauvre coeur se tournerait encore vers les choses de la terre, auxquelles nous avons renoncé, si nous conversions et, que nous eussions quelque commerce avec les personnes du monde, nous adresse ces paroles mémorables, qu'il dit au jeune homme qui, avant de se mettre à sa suite, lui demandait la permission d'aller ensevelir son père : «Laisse, lui répondit-Il, laisse les morts ensevelir leurs morts.» (Mt 8,22).


4. Remarquons que souvent les démons, après que nous avons renoncé aux choses du siècle, cherchent à nous faire croire que ceux-là seuls, sont heureux, qui, dans le monde, sont dans le cas de faire du bien aux indigents, et que nous sommes malheureux dans la vie religieuse, parce que nous n'avons pas cette facilité. Or ce que les ennemis de notre salut se proposent dans cette tentation,

c'est de nous engager à rentrer dans le siècle, ou de nous jeter dans le désespoir si nous persévérons à vivre dans la retraite.


5. Dans la vie religieuse, on rencontre des personnes qui par orgueil, méprisent ceux qui vivent dans le monde, et elles s'élèvent au dessus d'eux. On en rencontre encore qui les méprisent dans le seul dessein d'étouffer en elles-mêmes les pensées de découragement qu'elles éprouvent, et de se fortifier dans l'espérance et la confiance en Dieu.


6. Écoutons donc avec une attention particulière les avis que notre Seigneur donna un jour à un jeune homme qui avait assez bien observé la loi de Dieu : «Il ne te a manque plus, lui dit-il, qu'une seule chose, c'est de vendre ton bien, d'en donner le prix aux pauvres et de te mettre à ma suite» (Mc 10,21), afin que, vous étant volontairement fait pauvre, vous soyez obligé de recourir à la charité des autres.
7. Nous qui avons résolu de poursuivre notre course avec ardeur et promptitude, soyons très attentifs à la condamnation que le Seigneur a portée contre tous ceux qui vivent dans le monastère, et, vivants, sont morts, quand Il dit : «laisse ceux qui sont dans le monde et sont morts, ensevelir ceux qui sont morts corporellement.» (cf. Mt 8,22).


8. Cependant les richesses que possédait ce jeune homme, ne furent pas un obstacle à ce qu'il reçût le baptême; c'est pourquoi nous pensons qu'ils se sont trompés, ceux qui ont dit que c'était pour recevoir le baptême, que le Seigneur avait ordonné à ce jeune homme de vendre tout ce qu'il possédait : le divin Sauveur voulut par là nous faire comprendre qu'il exigeait plus de lui pour le faire entrer dans l'état de perfection qu'il lui proposait, que pour l'admettre à la réception du baptême. Or une telle preuve doit nous convaincre de l'excellence de la notre profession.
9. On pourrait ici examiner pourquoi certaines personnes qui, tandis qu'elles étaient dans le monde, s'étaient livrées à des veilles pénibles, à des jeûnes rigoureux, à des travaux fatigants et à toute sorte de mortifications, étant arrivées à la vie solitaire, ont abandonné ces pratiques de piété, parce qu'elles les ont regardées comme fausses et mauvaises.


10. Ah ! c'est que la vie religieuse fait reconnaître les véritables vertus, de celles qui ne sont que des vertus hypocrites, et qu'elle montre la carrière où l'on peut courir et combattre avec succès et des avantages réels; car j'ai été dans le cas de remarquer que la plupart des bonnes oeuvres pratiquées par les gens du siècle sont des plantes qu'ils arrosent avec l'eau bourbeuse et infecte de la vaine gloire, qu'ils cultivent et qu'ils nourrissent dans l'ostentation et dans les applaudissements et les louanges; mais que, transplantées dans la solitude des anachorètes, inaccessibles aux regards des gens du monde, et ne trouvant plus cette humidité mondaine ni cette eau corrompue de la vaine gloire, ces prétendues bonnes oeuvres, ces fausses vertus ne tardaient pas à périr; car ces plantes, nées dans une terre humide et grasse, ne peuvent pas prospérer dans un terrain sec et aride, et privé de toutes les louanges humaines, telles que les saintes écoles de la solitude et des déserts.
11. Celui donc qui hait l'esprit du monde, se délivre heureusement de tout ce qui peut lui causer des peines et des chagrins; mais celui qui se laisse conduire par cet esprit et qui conserve encore de l'affection pour les choses de la terre, n'est sûrement pas exempt de tristesse et d'ennui. Eh! Comment pourrait-il sans peine se voir privé des choses qu'il aime ?


12. Ah ! si nous avons besoin en toute chose de beaucoup de prudence et de circonspection, c'est ici surtout que nous devons être sages et discrets; car il n'est pas rare de voir un grand nombre de personnes qui, tandis qu'agitées dans le monde par des soins et des inquiétudes, surchargées d'affaires et d'occupations, affaiblies par des veilles profanes, s'étaient préservées de la folie et de la contagion des plaisirs charnels, devenir les tristes victimes de la plus honteuse des passions, lorsqu'elles sont entrées dans le repos et dans la tranquillité de la vie religieuse, ou dans le silence de la solitude.

13. Prenons donc garde avec un soin tout particulier que, tout en croyant et en disant que nous marchons par la voie étroite et difficile, nous ne marchions en effet par la voie large et spacieuse. Or les marques par lesquelles nous connaîtrons que nous sommes dans le chemin qui conduit au ciel, sont la mortification dans le manger, les veilles, la privation même de l'eau pour boire, et du pain pour manger, l'amour des humiliations, la patience dans les injures, les railleries et les outrages, le renoncement à sa propre volonté, la douceur dans les reproches et les affronts, le silence de la bouche et du coeur dans les mépris qu'on fait de nous, la parfaite tranquillité au milieu des traitements les plus mauvais, le courage constant à supporter, avec bonté ceux qui nous font des choses injustes, qui nous noircissent par la médisance, qui nous couvrent d'ignominies, et nous condamnent injustement. Heureux ceux qui, étant entrés dans la vie religieuse, suivent cette voie ! Car «le royaume des cieux leur appartient.» (Mt 5,9-12).


14. Nulle sera reçu dans la salle nuptiale du paradis pour y recevoir la couronne de l'immortalité, s'il n'a pas fait les trois renoncements que je vais dire; premièrement, s'il n'a pas dit adieu à toute chose, à ses parents, à ses amis et à tout le monde; secondement, s'il n'a pas renoncé à sa propre volonté; troisièmement, s'il n'a pas immolé la vaine gloire qu'on a coutume de rechercher même dans le devoir de l'obéissance.

15. C'est pour cette fin que le Seigneur nous fait dire par son prophète : «Sortez du milieu d'eux, tenez-vous en séparés, et ne vous souillez point dans les impuretés du monde.» (2 Cor 6,17). Trouvera-t-on jamais parmi les mondains quelqu'un qui ait fait des choses dignes d'être admirées, qui ait rendu la vie à des morts, qui ait chassé les démons ? Ah ! Vous le chercheriez en vain. Ces merveilles sont ordinairement des récompenses que Dieu accorde à ceux qui sont tout entiers à son service; les mondains n'en sont pas susceptibles, et s'ils pouvaient y prétendre, à quoi servirait-il de se retirer du monde, et de se consacrer aux travaux pénibles d'une vie religieuse ?


16. Si, lorsque nous avons quitté le monde, les démons nous troublent et nous tentent par le souvenir douloureux et tendre de nos pères et mères, de nos frères et soeurs, sachons recourir promptement aux saintes armes de la prière, à la pensée des flammes éternelles, afin que le souvenir de ces flammes effrayantes éteigne en nous les feux par lesquels les démons voudraient réduire en cendres nos généreuses résolutions.
17. Remarquons ici qu'il est dans une funeste illusion, celui qui croit être détaché de tout, avoir renoncé à tout, et qui cependant éprouve un sentiment de tristesse, en ne possédant pas ce qu'il désire.


18. Les personnes qui, dans leur jeunesse, ont eu le malheur de se laisser aller à l'amour et à la jouissance des plaisirs sensuels, et qui néanmoins dans la suite forment le dessein et prennent la résolution d'entrer dans une communauté religieuse, doivent s'exercer avec le plus grand soin dans les règles austères de la sobriété et de la tempérance, se donner entièrement aux exercices sacrés de la prière, refuser sévèrement à leurs corps tout plaisir et tout ce qui pourrait leur procurer des jouissances et de la joie, et s'abstenir de toute sorte de dérèglements et de sensualités, dans la crainte que leur dernier état ne devint plus mauvais que le premier (cf. Mt 12,45). Car la religion est un port où l'on trouve le salut; mais on peut aussi y trouver le naufrage, et ceux qui voyagent sur cette mer spirituelle, peuvent attester cette vérité. Ah ! Que c'est un déchirant spectacle de voir des gens qui, après avoir traversé la mer orageuse du monde, viennent misérablement faire naufrage et périr dans le port. Voilà donc le second degré; si vous y montez, que votre fuite vous fasse imiter Loth, et non sa femme.

 

 

TROISIÈME DEGRÉ


De la Fuite du Monde.


1. La retraite, ou la fuite du monde, est un renoncement éternel à tout ce qui peut s'opposer aux desseins de piété que nous avons formés; c'est un heureux changement de moeurs et de conduite, une sagesse inconnue, une prudence qui fuit avec horreur les regards des hommes, une vie cachée, une fin et un but intérieur et secret, une méditation douce et tranquille, un empressement pour le mépris et les humiliations, un désir ardent pour les austérités et les souffrances, un solide fondement d'affection et d'amour pour Dieu, une source féconde de charité, un renoncement parfait à la vaine gloire, et un profond silence.


2. Abandonner et quitter leurs proches et ce qu'ils possèdent dans le monde, voilà le projet qui agite le plus souvent et avec le plus de violence ceux qui, dès le commencement de leur conversion, s'attachent fortement à Dieu, et sont comme embrasés d'un feu tout céleste. Or, ce qui les porte à ce pieux dessein, ces nouveaux amants d'une beauté si noble et si excellente, c'est le désir qu'ils ont de se dévouer à toute sorte d'humiliations et à toute sorte de peines et de souffrances. Mais plus cette résolution est généreuse et louable, plus ils ont besoin de prudence et de discernement pour l'accomplir; car je suis loin de donner mon approbation à toute retraite qui se ferait avec le plus grand courage.

 

3. En effet, si notre divin Sauveur nous assure que «personne n'est bon prophète dans son propre pays» (Jn 4,44) c'est pour nous avertir de prendre garde qu'en renonçant à notre patrie, nous ne le fassions que pour la trouver réellement dans la vaine gloire que nous nous proposerions dans la fuite du monde; car la fuite du monde n'est rien d'autre qu'une séparation franche et véritable de toutes les choses de la terre, de manière que notre âme soit invariablement unie à Dieu et ne s'en sépare jamais. Elle doit essentiellement produire et soutenir en nous la douleur et le repentir de nos fautes. Il s'est donc séparé du siècle, celui qui a renoncé à toute affection charnelle pour les siens, et pour les choses qui sont étrangères à son, nouvel état.


4. Ô vous qui pensez à sortir du monde, je vous prie de ne pas attendre, pour le faire, que vos amis aient pu se débarrasser de leurs affaires : craignez que la mort ne vous surprenne, avant que vous ayez accompli votre pieux dessein. Hélas ! Il y en a eu un grand nombre qui se sont trompés. Ils voulaient sauver des personnes paresseuses et négligentes; mais en les attendant, le feu de l'amour divin qui les embrasait s'est éteint peu à peu dans leurs coeurs, et ils ont misérablement péri avec ceux qu'ils prétendaient sauver. Or, puisque vous sentez en vous les ardeurs célestes de l'amour divin, et que vous ne savez pas quand elles pourraient disparaître de vous, et vous laisser dans les ténèbres, marchez et courez donc où Dieu vous appelle, rappelez-vous que l'Apôtre nous avertit que nous ne sommes pas tous chargés du salut de nos frères : «Ô mes frères, nous dit-il, chacun de nous rendra compte à Dieu pour soi-même (Rom 14,12)»; et il ajoute ailleurs : «Quoi ? Vous voulez donner des leçons aux autres, et vous ne vous instruisez pas vous-même ?» (Rom 2,21) Or n'est-ce pas comme s'il disait, «pour ce qui regarde les autres, je n'en sais rien; mais pour ce qui regarde chacun de nous en particulier, je sais très bien que nous sommes obligés de nous connaître et de nous sauver.»
5. Ô vous qui entreprenez le voyage qui doit vous faire sortir du monde, veillez sur vous avec le plus grand soin; car le démon cherchera à vous rendre inconstant et sensuel, et votre retraite même lui en fournira les moyens et les occasions.
6. Il est du plus grand mérite devant Dieu de s'être dépouillé de toute affection pour les choses de la terre; et c'est la fuite du monde qui nous met dans cet heureux état.
7. C'est pourquoi celui qui, pour l'amour du Seigneur, a quitté le monde, ne doit plus être animé que du désir de plaire à ce divin Sauveur : autrement il suivrait encore aveuglément les affections et les passions de son coeur.
8. Vous donc qui avez dit adieu au monde, cessez de vous mêler en rien des affaires du monde; car remarquez bien que les désirs qu'on a étouffés dans le coeur cherchent à s'y rétablir.


9. Ce fut par la force, et malgré elle qu'Ève fut chassée du paradis terrestre; mais c'est par un acte de sa propre volonté, qu'un moine quitte son pays pour s'enfermer dans un lieu à l'écart. Ève, si elle fût encore demeurée dans le jardin délicieux où elle avait été placée, n'aurait pas manqué de vouloir manger du fruit qui l'avait portée à une première désobéissance; et le moine, en restant dans le monde, n'aurait pas trouvé peu de dangers de se perdre au milieu de ses parents et de ses amis.
10. Évitez les occasions de faire des chutes et des péchés, avec au moins autant de soin que vous éviteriez une peine et un supplice graves qu'on voudrait vous infliger. Les fruits qu'on ne voit pas, n'exposent pas à la tentation et au désir d'en manger, comme ceux que l'on voit.


11. Connaissez bien les ruses et les artifices qu'emploient, pour vous faire tomber, les esprits ténébreux de l'enfer : ils cherchent à nous faire croire que nous ne devons pas nous retirer des embarras du siècle ni du milieu de nos frères, parce qu'en le faisant, nous perdons une grande récompense et une grande gloire car, par exemple, nous disent-ils intérieurement, «quel mérite n'aura pas une personne qui triomphera d'elle-même, en réprimant les feux impurs, lorsqu'elle verra quelque beauté terrestre ?» Ah ! Dans des circonstances pareilles gardons-nous bien de les écouter; faisons le contraire de ce qu'ils nous suggèrent.


12. Si donc, après avoir abandonné nos proches et notre famille, après avoir passé quelques années et même un grand nombre d'années dans la vie monastique, après avoir fait des progrès dans la piété et dans la pratique de la vertu, après avoir amèrement pleuré et réparé le temps de notre vie que nous avons passé dans le péché et dans le contentement de nos passions, après avoir heureusement reçu le don de continence et de chasteté, il nous vient dans l'esprit des pensées vaines et frivoles, comme de retourner dans notre patrie, sous le spécieux prétexte d'édifier par notre vie nouvelle et vertueuse ceux que nous avions scandalisés par notre vie licencieuse et déréglée, et, par notre éloquence, notre savoir et nos talents, d'être pour les peuples leurs sauveurs, leurs lumières, leurs docteurs et leurs conducteurs. Ah ! Soyons bien convaincus que ce n'est là qu'un piège que nous tendent les démons. Ils veulent nous faire perdre dans la haute mer le trésor que nous avons heureusement acquis loin des tempêtes et dans le port.


13. Dans cette occasion, c'est Loth, et non pas sa femme, que nous devons imiter; car quiconque retournera dans le lieu qu'il a quitté, et aux choses qu'il a abandonnées, deviendra comme un sel affadi, et méritera de demeurer immobile comme la femme de Loth, qui fut changée en une statue de sel.
14. Fuyez loin de l'Égypte, et ne conservez même pas la pensée d'y retourner; car ils ont perdu la paix et la tranquillité de la Jérusalem céleste, ceux qui sont retournés en Égypte dans leurs pensées et dans leurs désirs.


15. Cependant il est arrivé quelquefois que des personnes qui avaient quitté le monde pour conserver leur influence, après s'être solidement fortifiées dans la vertu, et après avoir saintement purifié leurs consciences, sont rentrées dans le monde et y ont produit de très grands biens, en contribuant puissamment au salut des autres, sans négliger jamais le leur. Ce fut ainsi que Moïse, après avoir dans le désert contemplé la face de Dieu, reçut l'ordre de retourner en Égypte pour y sauver ceux de sa nation; ce qu'il fit au milieu des dangers les plus nombreux et les plus éminents, et des ténèbres les plus profondes.


16. Il vaut infiniment mieux déplaire à nos parents que déplaire à Dieu; car il est le Maître souverain de nos proches, et c'est Lui qui nous a créés et rachetés. Au reste, il n'est pas rare que les parents perdent leurs enfants tout en les aimant, et les précipitent dans les supplices éternels.

 

17. Nous disons que celui-là s'est vraiment séparé du monde, qui ne parle plus le langage du monde et ne comprend plus le sien.


18. Lorsque nous quittons le monde pour embrasser la vie solitaire, ce n'est pas à cause de la haine que nous portons à nos proches, ni à cause de l'aversion que nous avons pour notre patrie : un crime aussi horrible est bien loin de nous; mais c'est uniquement pour éviter de nous perdre éternellement.


19. En cela, comme en toute chose, c'est le Seigneur que nous écoutons, et dont nous suivons les traces; car nous savons qu'il a Lui-même plusieurs fois abandonné ses parents selon la chair. En effet quelqu'un l'ayant un jour averti que sa mère et ses frères Le cherchaient, ce divin Maître, pour nous faire voir qu'il est des occasions où nous devons fuir saintement nos parents, lui fit cette admirable réponse : «Ma mère et mes frères sont ceux qui accomplissent la Volonté de mon Père qui est dans les cieux (Mt 12,49).


20. Reconnaissez vraiment pour père celui qui peut et qui veut vous décharger du poids énorme de vos péchés; et pour mère, la componction du coeur, capable de vous purifier de vos souillures; pour frères, ceux qui peuvent vous aider à obtenir les dons célestes, et travailler et combattre avec vous; pour épouse, qui vous soit indissolublement unie, la pensée constante de la mort; pour enfants uniquement chéris, les gémissements du coeur; pour esclaves, vos sens et votre chair; et pour amis, les légions célestes, lesquelles vous rendront d'autant plus de service à l'heure de votre mort, que pendant votre vie vous aurez plus pris de soin d'être et de vous conserver dans leur amitié. Telle est la sainte parenté de ceux qui cherchent sincèrement le Seigneur (cf. Ps 23,6).


21. Que le désir du ciel fait facilement et promptement disparaître les affections charnelles qu'on avait pour ses proches ! Il est donc grossièrement dans l'erreur celui qui s'imagine pouvoir en même temps aimer ses parents selon la chair et aimer le ciel selon Dieu, puisque notre divin Sauveur lui fait entendre cette sentence qui le condamne : «Personne ne peut servir deux maîtres.» (Mt 6,24).


22. Ailleurs il nous déclare positivement, qu'il n'est pas venu sur la «terre pour apporter la paix, mais la guerre et le glaive» (Mt 10,34), c'est-à-dire, qu'Il n'est pas venu apporter aux parents et aux frères un amour charnel pour leurs enfants et leurs frères qui voudraient se consacrer à son service, mais qu'Il est venu séparer ceux qui aiment et servent Dieu, d'avec ceux qui aiment et qui servent le monde; ceux qui sont attachés à la terre, de ceux qui fixent leurs affections dans les cieux; ceux qui recherchent l'orgueil, de ceux qui ne se plaisent que dans l'humilité : car Il aime cette division et cette séparation spirituelles.


23. Prenez garde, oui, je le répète, prenez garde que l'affection que vous auriez pour vos proches et pour les choses de la terre, ne vous fasse faire un triste naufrage au milieu des eaux de péchés dont le monde est inondé. Et si vous ne voulez pas pleurer éternellement, ne soyez pas sensibles aux larmes de vos parents et de vos amis.


24. Si donc, pour vous arrêter dans votre pieux dessein, ils vous entourent, comme des mouches à miel, ou plutôt comme des guêpes, et que, pour vous en détourner, ils vous fassent entendre des lamentations déchirantes, portez promptement votre esprit sur le souvenir de la mort et sur les dangers terribles auxquels vous êtes exposé, et sans détourner votre attention de ces deux objets, triompher de la peine que vous font vos proches, par la peine que vous vous ferez à vous-même, en vous exposant au malheur éternel, comme on chasse un clou par un autre clou.


25. Ces personnes qui semblent être toutes dévouées à nos intérêts, mais qui réellement ne nous veulent que du mal, nous promettent des montagnes d'or, et nous assurent avec zèle qu'elles ne nous feront que des choses qui nous seront très agréables et très utiles; mais tous ces témoignages sont trompeurs : tout ce qu'elles se proposent par là, c'est de nous détourner du chemin qui doit nous conduire au bonheur éternel, et de nous engager à faire et à suivre leur propre volonté.


26. Lorsque enfin nous quittons le monde, il nous est important de nous retirer dans les lieux, où nous pouvons croire que nous trouverons moins de consolations humaines, moins d'occasions de vaine gloire, et où nous serons moins exposés à une funeste célébrité; autrement nous ressemblerions aux oiseaux qui ne changent que d'air; notre coeur serait le même, et nos passions auraient le même empire sur nous.


27. Il est encore d'un grand intérêt de cacher la splendeur de votre naissance et l'éclat de votre nom, afin que votre vie et vos actions n'annoncent autre chose que l'amour de Dieu et de votre salut.


28. On trouverait difficilement quelqu'un qui ait abandonné sa patrie et ses proches avec une générosité et une perfection semblables à celles du saint patriarche Abraham. À peine eut-il entendu ces paroles de Dieu : «Sors de ton pays, de ta parenté et du sein de ta famille» (Gen 12,1), qu'il se mit en chemin sans hésiter, quoique ce fût pour aller au milieu des peuples barbares et dont il ignorait le langage.


29. Il en est cependant que le Seigneur a couverts de gloire, pour avoir imité ce grand personnage, en quittant généreusement tout ce qu'ils possédaient en ce monde. Néanmoins je crois que cette gloire, quoiqu'elle vienne de Dieu, doit être évitée, et qu'il ne faut se la proposer que dans un esprit d'humilité.


30. Quand les démons, ou même les hommes, nous donnent des louanges sur notre retraite comme d'une action forte et généreuse, c'est afin de nous en faire concevoir un sentiment d'orgueil. Chassons promptement cette tentation, en pensant que pour l'amour de nous et à cause de notre salut, le Fils de Dieu a bien daigné quitter les splendeurs éternelles de sa Gloire et venir habiter humblement sur la terre; et nous connaîtrons que, quand nous vivrions une éternité, nous ne serions pas capables de rien faire de semblable pour Lui témoigner notre reconnaissance.


31. L'affection que nous conserverions intérieurement pour nos proches, et même pour des étrangers, pourrait nous devenir très funeste; elle nous engagerait peu à peu à rentrer dans le monde, ou du moins serait très propre à éteindre dans nous la ferveur de la piété et de notre componction.


32. Comme il est impossible que d'un oeil nous regardions le ciel, et que nous fixions l'autre en même temps sur la terre, de même il est impossible que celui qui ne se retirant pas du milieu de ses proches et de toutes les personnes qui lui sont chères selon la chair, par une séparation parfaite et d'esprit et de corps, ne s'expose pas au danger évident d'une perte éternelle.


33. Sachons donc que ce ne sera qu'avec beaucoup de peines et de travaux, que nous viendrons à bout de réformer nos moeurs et notre conduite, et qu'il peut fort bien arriver que ce que nous n'aurions acquis qu'avec un travail long et pénible, nous le perdions dans un seul instant; car les discours vains et profanes, et surtout les mauvais, ont bien vite corrompu les bonnes moeurs (cf. 1 Cor 15,33).


34. Celui donc qui, ayant renoncé à tout, ne laisse pas de suivre les usages des gens du monde et de les fréquenter, tombera dans les mêmes pièges qu'eux, souillera son coeur par la pensée des choses profanes; ou s'il ne charge pas sa conscience par des pensées mondaines, il la chargera par les jugements téméraires qu'il fera sur ceux qu'il croira être souillés de ces mauvaises pensées. C'est ainsi que, d'un côté ou d'un autre, il ne se préservera pas de pécher avec les séculiers.



Des songes qui ont coutume de troubler le sommeil à ceux qui ont quitté le monde.

35. Ce serait en vain que je voudrais cacher combien j'ai l'esprit peu subtil et pénétrant, et combien mes connaissances sont bornées et mon ignorance profonde. Comme le palais de la bouche juge du genre et de la nature des mets, que les oreilles délicates des auditeurs jugent de la beauté des pensées de l'orateur, et que l'éclat du soleil fait connaître la faiblesse des yeux, de même mes paroles font bien voir mon peu de capacité; mais souvent l'amour nous porte à entreprendre des choses réellement au dessus de nos forces. Je pense donc, sans oser l'assurer, qu'après avoir parlé, ou plutôt en parlant de la fuite du monde, il convient de dire quelque chose des songes, afin que nous sachions que les démons s'en servent comme d'un piège pour perdre les âmes.


36. Je dis que le songe n'est autre chose qu'un mouvement et une agitation de l'esprit, pendant que les sens du corps sont assoupis.


37. Une vision imaginaire est une illusion par laquelle l'imagination seule, et sans pouvoir en juger, croit apercevoir certains objets, dans le temps même du réveil : c'est donc une représentation de choses qui n'ont ni être ni existence.
38. La raison qui nous engage à parler des songes, après avoir dit quelque chose de la fuite du siècle, doit paraître évidente. En effet, lorsque, pour l'amour du Seigneur, nous a

vons renoncé à nos biens et à nos proches, et que, dans l'exil volontaire, nous nous sommes consacrés et comme vendus à son service et à l'amour des biens célestes, les démons, jaloux de notre bonheur, tâchent de répandre le trouble et l'inquiétude dans nos âmes, par le moyen des songes. C'est ainsi qu'ils nous représentent nos proches, tantôt dans les pleurs, tantôt étendus sur un lit de mort, tantôt plongés dans le chagrin à cause de nous, et tantôt tourmentés par quelque malheur; mais celui qui croit aux songes, comme à quelque chose de réel, ressemble très bien à une personne qui courrait après son ombre, et qui ferait des efforts pour la saisir.


39. Remarquons ici que les démons, pour nous vendre quelque peu de fumée de vaine gloire, se rendent en quelque sorte prophètes en nous : ils nous annoncent dans des songes, des choses futures qu'ils ont devinées par la subtilité de leurs conjectures; et, en voyant arriver ce que nous avons vu dans nos rêves, nous en sommes frappés de surprise et d'étonnement. C'est ainsi qu'ils nous portent à l'orgueil, en nous inspirant que Dieu nous fait connaître les choses futures.

 

40. Il faut avouer ici que pour ceux qui croient au démon, cet esprit de malice leur a révélé des choses qui sont ensuite arrivées; mais qu'il n'a jamais été qu'un menteur pour ceux qui méprisent les songes qu'il leur donne : car étant un pur esprit, il peut plus facilement connaître les choses qui ont lieu dans l'univers. Ainsi, par exemple, sachant qu'une personne est près de mourir, il peut dans des songes annoncer cette mort à ceux qui se prêtent à ses insinuations.
41. Quant aux choses futures, il n'en sait rien : sa prescience ne va pas jusque là. Au reste des médecins habiles et expérimentés pourraient également en faire autant sur la mort de certains malades.


42. Sachons que ces esprits de ténèbres se changent souvent en anges de lumières, et nous apparaissent en songe sous la figure de quelques martyrs, afin qu'à notre réveil, ils nous fassent goûter une joie funeste, et nous inspirent une orgueilleuse opinion de nous-mêmes.


43. Voici la marque à laquelle vous pourrez reconnaître la fraude et les artifices des démons, d'avec les soins que nos anges prennent de nous. Ces derniers ne nous font jamais voir dans les songes, dont ils sont les auteurs, que les supplices éternels, le jugement dernier, la séparation effrayante des méchants d'avec les gens de bien, et nous inspirent à notre réveil une crainte et une tristesse salutaires.


44. Si nous croyons les choses que les démons nous inspirent pendant le sommeil, ils se joueront de nous, même pendant notre réveil. Ainsi nous devons avouer qu'il manque de lumière et de discernement, celui qui croit aux songes, et qu'il est prudent et sage celui qui n'y ajoute aucune foi.


45. Ne respectez que ceux qui vous représentent les peines éternelles et les jugements de Dieu. Si, par contre, ces songes vous portaient au désespoir, soyez encore convaincus qu'ils sont l'ouvrage des démons.


Ce troisième degré termine le symbole de la très sainte Trinité; et si vous avez le bonheur d'y monter, ne regardez ni à droite ni à gauche.

 

Lire la suite 

Partager cet article
Repost0
10 décembre 2011 6 10 /12 /décembre /2011 07:50

QUATRIÈME DEGRÉ

 

De la bienheureuse et toujours louable Obéissance.

 

1. C'est à ceux-là seuls qui combattent sous les étendards de Jésus Christ, que nous adresserons désormais la parole, selon l'ordre que nous avons cru devoir suivre; car comme la fleur précède toujours le fruit, de même la fuite du siècle précède toujours l'obéissance, soit qu'on quitte le monde par une séparation réelle, soit qu'on ne le quitte qu'en renonçant à son esprit et à ses maximes. C'est sur ces deux séparations du monde que l'âme, sur deux ailes d'or, s'efforce de monter au ciel; c'est ce que le psalmiste chantait dans ses airs si doux et si agréables : «Qui me donnera, disait-il, des ailes semblables à celles de la colombe, afin que je puisse voler jusqu'au ciel, et m'y reposer délicieusement après avoir travaillé, médité et pratiqué une humilité profonde et une obéissance parfaite ?» (cf. Ps 54,7)


2. Mais je crois qu'il est à propos de considérer ici quelles sont les armes spirituelles dont se servent les généreux soldats de Jésus Christ dont il est question ici, et de connaître de quelle manière ils tiennent le bouclier de la foi et de la confiance en Dieu, pour repousser loin d'eux toute pensée d'infidélité et de désobéissance; comme ils ont toujours l'épée de l'esprit de Dieu hors du fourreau pour immoler tous les mouvements de leur propre volonté, comme ils sont entièrement couverts des cuirasses de la patience et de la douceur pour émousser toutes les pointes dangereuses des injures, des moqueries et des paroles outrageantes, et comme ils portent sur la tête le casque du salut, qui consiste dans les prières ferventes de leur supérieur, qui les défend des traits enflammés de leurs ennemis. Voyez comme ils sont fermes et inébranlables dans leurs positions, et comme néanmoins ils jouissent de la délicieuse liberté des enfants de Dieu; car tandis qu'ils sont immobiles dans leurs prières continuelles, ils ne laissent pas d'exercer les devoirs de la charité en faveur de leurs frères en Dieu.

 

3. L'obéissance est donc un renoncement parfait à sa propre volonté, lequel se fait remarquer par des actions extérieures; ou plutôt, c'est une entière mortification des passions dans une âme pleine de vie, c'est un mouvement qui nous fait agir avec une simplicité parfaite et sans aucune préférence, c'est une mort volontaire, une vie exempte de toute curiosité, une assurance au milieu des dangers, un excellent moyen de défense pour paraître devant Dieu, une sécurité désirable à l'heure de la mort, une navigation sans écueils et sans tempêtes, et un voyage qu'on fait en sûreté et sans peine. Oui l'obéissance donne à une âme la paix et le calme contre la crainte de la mort, ensevelit la volonté, et fait vivre l'humilité; elle ne résiste et ne contredit jamais; elle ne prononce aucun jugement, et regarde avec une égale indifférence les biens et les maux de la vie présente. Aussi l'homme qui aura saintement mortifié son coeur sous le joug de l'obéissance, n'aura rien à craindre pour ses actions, et paraîtra devant Dieu avec une confiance assurée. Enfin disons que l'obéissance est un renoncement entier à ses lumières personnelles et à son propre jugement, pour les soumettre parfaitement aux lumières et au jugement d'un supérieur.


4. Cependant, il faut l'avouer, les commencements de cette mortification, ou plutôt de cette mort religieuse par laquelle il faut crucifier la volonté du coeur, les sens de la chair, sont accompagnés de beaucoup de travaux et de peines; les progrès qu'on fait dans l'obéissance, sont encore suivis de quelques sueurs et de quelques difficultés; mais enfin on se trouve délivré heureusement de toute sensation pénible et douloureuse, et l'on entre dans une paix et une tranquillité parfaites : car la seule peine qu'éprouve cet heureux homme d'obéissance, mort et vivant tout à la fois, c'est de connaître qu'il a suivi sa volonté en quelque chose : alors il craint d'avoir à répondre à Dieu de la détermination qu'il a prise de lui-même.


5. Vous qui, pour courir plus vite et plus facilement, vous préparez à vous décharger de tout; qui désirez vous charger du joug de Jésus Christ; qui cherchez par le moyen de l'obéissance à vous défaire du lourd fardeau que vous avez porté; qui, pour jouir de la seule véritable liberté, voulez vous rendre esclaves de la volonté des autres; qui, soutenus et protégés par le secours des autres, tâchez de traverser la mer immense qui sépare le temps de l'éternité : sachez, et ne l'oubliez jamais, que vous avez choisi le chemin le plus court et le plus sûr, quoique le plus difficile et le plus raboteux, et qu'en le suivant, vous ne pouvez vous égarer qu'autant que vous vous laisseriez aller à prendre confiance en votre propre jugement, et que vous refuseriez de vous laisser conduire par vos supérieurs. En effet, ils sont tous parvenus au but heureux qu'ils se proposaient, ceux qui, dans les choses bonnes, religieuses et agréables à Dieu, ont été dirigés par les lumières et la sagesse de leurs directeurs : car l'obéissance consiste essentiellement, en toute chose, à se défier de soi-même jusqu'à la fin de la vie.


6. Ainsi, lorsque nous avons enfin pris la résolution de porter le joug de Jésus Christ, et de confier à un père spirituel le soin et la conduite de notre âme, nous devons, s'il nous reste tant soit peu de jugement et de sagesse, bien voir et bien peser quelles sont les lumières et la prudence de celui à qui nous allons confier une affaire d'une aussi haute importance; et, si j'ose m'exprimer ainsi, il nous faut tout employer pour connaître le directeur que nous choisissons, afin que nous n'ayons pas le malheur de tomber entre les mains d'un mauvais matelot, au lien d'un pilote expérimenté; d'un homme ignorant et malade lui-même, au lieu d'un médecin sage et prudent; d'une personne remplie de vices, au lieu d'une personne d'une vertu consommée, et d'un esclave de ses passions, au lieu de quelqu'un qui en serait parfaitement délivré : et qu'ainsi, en voulant éviter Scylla, nous ne tombions dans Charybde, et que nous ne fassions un déplorable naufrage. Au reste, une fois que nous serons entrés dans la carrière de la piété et de l'obéissance, nous devons absolument nous interdire tout jugement sur le vertueux directeur que nous aurons choisi, et ne censurer en aucune façon sa conduite, ni ses actions, quand même nous remarquerions en lui certaines imperfections et certaines chutes : hélas, nul homme sur la terre n'en est exempt ! En agissant autrement, nous ne retirerions aucun fruit de notre obéissance.


7. Que cette considération nous fasse comprendre combien il nous est nécessaire, pour avoir en nos directeurs une confiance parfaite et constante, de graver si profondément dans nos esprits et dans nos coeurs, les bonnes oeuvres et les vertus que nous leur voyons pratiquer; que rien ne soit capable de les effacer de notre mémoire, et que, lorsque les démons chercheraient à nous porter à nous défier des lumières et de la sagesse des directeurs qui nous conduisent, nous repoussions victorieusement cette tentation par le souvenir de leurs bonnes et saintes actions. Car nous ne pouvons révoquer en doute que nous nous portons à faire ce qui nous est ordonné, avec d'autant plus de zèle et de promptitude, que nous avons plus de confiance en celui qui est à notre tête. Aussi pouvons-nous assurer que ceux qui manquent de confiance en leurs directeurs, sont bien près de tomber, si déjà ils ne sont pas tombés, puisque «tout ce qui ne vient pas de la confiance est péché.» (Rom 14,23).


8. Si donc il vous vient quelques pensées de juger et de condamner votre directeur, rejetez-les avec autant d'horreur que vous devez rejeter la pensée de faire une action déshonnête avec une vierge. Cette tentation est une vipère de l'enfer, à laquelle vous devez fermer toute entrée, toute ouverture, et refuser toute place dans votre coeur. Dites avec un saint orgueil, à ce dragon : «Sache, infâme imposteur, que je n'ignore pas que ce n'est pas moi qui ai reçu le pouvoir de juger les actions de mon père spirituel, et que je sais parfaitement que c'est lui qui a le droit incontestable de juger les miennes.»


9. Nos anciens nous ont appris que nous trouvons des armes spirituelles dans le chant des psaumes, que les exercices de la prière sont les remparts pour nous défendre, que les larmes de la pénitence sont un bain où notre âme se purifie de ses souillures, et que, sans l'obéissance, qui est la confession du Seigneur, personne, s'il est chargé de péchés, ne pourra voir Dieu.


10. Celui qui est parfaitement soumis et obéissant, prononce contre lui-même; et si, pour plaire à Dieu, il obéit parfaitement, quoique ce qu'il fait ne soit pas exempt d'imperfection, il n'aura point à en rendre compte au souverain Juge. On ne peut pas en dire autant de celui qui fait sa propre volonté en quelque chose, quoiqu'il lui semble qu'il accomplit les ordres de son supérieur; car il rendra compte à Dieu de ce qu'il y a, dans son acte d'obéissance, de conforme à sa propre volonté qu'il a suivie. Si, dans cette circonstance, le supérieur du monastère ne cesse de le corriger et de le reprendre, tout n'est pas perdu pour lui; mais si malheureusement ce supérieur garde le silence, je n'ose dire ici ce que je pense.


11. Tous ceux qui dans le Seigneur, obéissent avec simplicité de coeur, traversent heureusement la carrière religieuse; car, elle évitant toute recherche curieuse sur les choses qui leur sont commandées, ils échappent aux ruses et aux embûches des démons.


12. La première chose que nous avons à faire par rapport au directeur que nous avons choisi, c'est de lui faire une confession exacte de tous les péchés de notre vie, et, s'il juge à propos de nous en faite faire une confession publique, de nous soumettre à cet ordre de bon coeur; car cet aveu, soit secret, soit public, de nos fautes ne contribuera pas peu à cicatriser et à guérir les plaies qu'elles ont faites à notre âme.



Histoire d'un voleur pénitent.


13. Étant allé un jour dans un monastère, dont l'abbé était un juge et un pasteur excellent, j'y entendis prononcer un jugement bien terrible. Voici le fait : Pendant que j'étais dans ce monastère, il y arriva un voleur fameux, qui demandait à grands cris de pouvoir y entrer pour embrasser la vie monastique. L'abbé, comme un bon père et un bon médecin, lui ordonna de prendre sept jours pour se reposer, et pour examiner et connaître quels étaient les usages et la manière de vivre du monastère. Ce laps de temps passé, il le fit appeler en particulier auprès de lui, et lui demanda s'il désirait encore de demeurer dans le monastère et d'y vivre selon les règles de la maison. Comme il lui répondit affirmativement avec une candeur et une franchise admirables, l'abbé lui dit qu'il fallait qu'il lui fit une confession entière et bien détaillée des crimes dont il avait souillé sa vie. À peine l'abbé avait-il donné cet ordre, que le voleur s'empressa de l'exécuter; il lui déclara donc tous ses péchés avec une sincérité et une prudence étonnantes. Mais pour l'éprouver encore, l'abbé lui demanda s'il consentit à faire devant toute la communauté la confession qu'il venait de lui faire. Cet homme n'hésita pas un instant de répondre affirmativement : tant étaient vives et sincères la haine et la contrition qu'il avait de ses péchés, et tant la honte de les déclarer ainsi possédait peu son âme; il déclara même que, s'il le fallait, il les proclamerait au milieu d'Alexandrie.


Le saint abbé, en voyant d'aussi heureuses dispositions, assembla tous les moines dans l'église du monastère. Ils étaient trois cent trente, et c'était un dimanche après l'évangile. Il fit venir ce voleur, qui était déjà justifié. Il avait les mains liées derrière le dos, le corps revêtu d'un cilice effrayant, la tête couverte de cendres; quelques frères le menaient avec une corde, et d'autres le frappaient légèrement avec des verges. Comme tout le monde n'avait rien su de ce qui se passait, ce spectacle effraya tellement les religieux, qu'ils ne purent retenir leurs cris, ni comprimer leurs gémissements. Quand il fut arrivé à la porte de l'église, le supérieur, plein de zèle et de sagesse, lui dit d'une voix forte et terrible : «Arrêtez-vous, car vous êtes indigne d'entrer dans la maison de Dieu.» Ces paroles, sorties de la bouche de ce prudent directeur, qui était dans le lieu saint, frappèrent ce voleur d'une si grande terreur, qu'il ne crut pas avoir entendu une voix humaine, mais un violent coup de tonnerre, et que saisi de crainte et d'horreur, il tomba le visage contre terre : c'est ce que lui-même nous a plusieurs fois assuré avec serment. Or tandis que ce voleur pénitent était ainsi prosterné, et qu'il arrosait le pavé d'un torrent de larmes, l'abbé, qui dans cette action ne cherchait que le salut de ce malheureux, et qui voulait aussi présenter à ses moines un modèle efficace d'une profonde et salutaire humilité, lui dit et lui commanda de déclarer avec ordre, en détail et devant tout le monde, les crimes qu'il avait commis et les fautes qu'il avait faites; ce que cet excellent pénitent fit en frissonnant, et en causant à ceux qui l'entendaient confesser des crimes horribles et inouïs, un étonnement et une terreur inexprimables : car il confessa non seulement les péchés qu'il avait commis en violant les lois ordinaires de la nature et en portant la brutalité au delà des créatures raisonnables, mais encore des empoisonnements, des homicides et d'autres attentats si exécrables, qu'il n'est pas permis aux oreilles de les entendre, ni à la plume de les transcrire. Quand il eut achevé, l'abbé ordonna qu'on lui coupât les cheveux et qu'on le reçoive au nombre des frères.


14. Plein d'admiration pour la sagesse de ce saint homme, j'osai lui demander en particulier quelles étaient les raisons qui l'avaient engagé à donner à ses moines un spectacle si extraordinaire. Or voici la réponse que me fit cet excellent médecin des âmes : «J'en ai agi de le sorte, me dit-il, pour deux raisons principales. La première, afin que ce pénitent, par la honte temporelle et passagère qu'il éprouverait en confessant publiquement ses péchés, se préservât de la confusion future et éternelle; et c'est ce qui lui est heureusement arrivé, car il n'était pas encore relevé de terre, que déjà Dieu lui avait généreusement pardonné tous ses crimes; et vous ne devez point en douter, mon cher abbé Jean, car un de nos moine qui était présent et très attentif, m'a certifié qu'il avait vu un homme d'un aspect terrible, lequel, d'une main, tenait un papier écrit, et de l'autre, une plume avec laquelle il effaçait sur le papier chaque péché, à mesure que ce pénitent, prosterné par terre, en faisait la confession. Eh certes ! Cela ne doit point nous surprendre, car n'est-il pas écrit : «Aussitôt, ô mon Dieu, que j'ai pris la résolution de confesser mes iniquités devant vous et contre moi-même, vous m'avez pardonné la noirceur et l'impiété de mes péchés» (Ps 31,5). La seconde raison que j'ai eue de me conduire de la sorte, c'est qu'ayant dans ma communauté quelques moines qui n'ont point encore fait la confession de leurs fautes, j'ai voulu profiter de cette circonstance pour les engager à la faire; car, sans la confession, personne ne peut obtenir le pardon de ses péchés.»



Autres traits de vertu


15. Mais, outre ce que je viens de raconter, j'ai vu dans cet illustre abbé, et dans le monastère qu'il dirigeait avec tant de prudence et de sagesse, plusieurs autres choses qui m'ont ravi d'admiration et d'étonnement, et qui méritent d'être rappelées. Je tâcherai au moins de faire connaître les principales; car je suis demeuré assez longtemps dans cette maison, pour m'instruire exactement de la vie, de la discipline et de la conduite des moines qui l'habitaient; et je vous assure qu'en considérant avec quelle ardeur ces faibles mortels faisaient des efforts pour imiter la vie et la perfection des intelligences célestes, j'en étais hors de moi-même, et mon étonnement était sans bornes.


16. Une sainte amitié les tenait étroitement unis, leur charité les uns pour les autres les liait tous par des chaînes indissolubles; et ce qui me ravissait, c'est que leur affection était exempte de toute familiarité et de toute légèreté, soit dans leurs rapports les uns avec les autres, soit dans leurs conversations. Ils avaient surtout le plus grand soin de ne blesser en rien la conscience de leurs frères. Si quelquefois il arrivait qu'un frère laissât paraître quelque aversion pour un autre frère, l'abbé en purgeait de suite le monastère, et l'envoyait en exil dans une autre maison, comme un misérable. Or voici ce qui arriva sous mes yeux : Un jour un moine dit quelques paroles injurieuses à un autre; aussitôt que le saint abbé l'eut appris, il ordonna qu'on le chassât du monastère, en disant qu'on ne pouvait pas souffrir deux démons dans la même maison : un, qui était visible, et un autre, qui était invisible, c'est-à-dire un démon réel, et un homme qui était semblable à un démon.


17. Parmi ces respectables moines, j'ai vu des choses qui peuvent également nous être utiles et nous frapper d'admiration : par exemple, je remarquai une société de frères, formée par l'esprit de Dieu, et fortifiée par la plus parfaite charité. Ils avaient en partage, ce qu'il y a de plus excellent, soit dans l'action, soit dans la contemplation; ils se livraient avec tant d'ardeur aux exercices de la vie religieuse, qu'ils n'avaient presque plus besoin des avis ni des conseils de leur supérieur : tant ils s'excitaient les uns les autres à une ferveur, à une diligence presque divines. Ils avaient concerté, réglé et déterminé certaines pratiques de piété, toutes particulières; ainsi par exemple, si pendant l'absence de l'abbé, il arrivait à quelqu'un d'eux de parler d'un autre d'une manière peu convenable, ou de le condamner par un jugement inconsidéré, ou de dire quelques paroles inutiles, aussitôt un frère, par un signe secret, l'avertissait de sa faute, et le faisait rentrer dans le devoir; et si ce moine paraissait ne pas comprendre, ou ne pas voir ce signe, alors celui qui l'avertissait, devait se prosterner et se retirer. Dans les moments de récréation, la pensée de la mort et du jugement était le sujet ordinaire et habituel de leurs conversations.


18. Il m'est impossible ici de ne pas vous parler de la vertu rare et singulière du frère qui était chargé de préparer les mets. Comme dans les occupations tumultueuses de sa charge je le voyais d'un recueillement admirable, et tout baigné de larmes, je le priai de ne pas trouver mauvais que je lui demandasse de quelle manière il avait obtenu de Dieu une si grande faveur. Vaincu par mes instances continuelles, il me fit enfin cette réponse : «C'est, me dit-il, parce que dans ma charge, je n'ai jamais cru servir les hommes, mais Dieu même; que je me suis jugé indigne de tout repos, et de toute tranquillité, et qu'en voyant toujours devant moi le feu matériel, cette vue me rappelle sans cesse le souvenir des flammes éternelles.»


19. Considérons encore une autre pratique de piété non moins rare ni moins étonnante. À table même, ces fervents moine n'interrompaient pas leurs saintes méditations et par des signes particuliers, ils s'avertissaient les uns les autres de se renouveler dans l'esprit de prière et d'oraison; et ce n'était pas seulement dans cette occasion qu'ils en agissaient de la sorte, mais toutes les fois qu'ils se rencontraient, ou se réunissaient.

 

20. Leur charité les uns pour les autres était admirable; car, s'il arrivait à l'un d'eux de faire quelque faute, ou quelque manquement, les autres allaient le trouver pour lui demander avec instance de se décharger sur eux du soin et de la peine de rendre compte au supérieur de cette faiblesse, et d'en recevoir la réprimande et la punition. De là il arrivait que l'abbé connaissait quels étaient les sentiments de charité qui régnaient dans les coeurs de ses moines, et que, ne pouvant pas ignorer que le coupable n'était pas parmi ceux qui se présentaient devant lui, il les reprenait avec moins de sévérité et les punissait avec moins de rigueur; souvent même il ne se mettait point en peine de chercher à connaître quel était celui qui avait fait la faute.


21. Du reste les entendait-on jamais s'entretenir de discours vains, ridicules et facétieux ? S'il arrivait que quelqu'un eut quelque légère contestation avec un frère, un autre frère, qui se trouvait présent, en se prosternant contre terre, mettait fin de suite à la question; que si ce moyen ne réussissait pas, et ne faisait pas cesser toute aigreur et tout ressentiment, on avertissait le père qui remplaçait l'abbé, afin qu'il prit les moyens efficaces pour procurer une réconciliation parfaite avant le coucher du soleil. Enfin, si ce dernier moyen était inutile, et que le coeur des frères, qui s'étaient offensés, demeurât inflexible, on leur interdisait toute nourriture jusqu'à ce qu'ils se fussent parfaitement réconciliés; et quelquefois même on chassait impitoyablement ces moines opiniâtres du monastère et de la société des frères.


22. Or cette discipline, si régulière et si louable, n'était pas stérile, comme on peut en juger : elle produisait de grands biens et procurait de grands avantages; car la plupart des frères faisaient les plus grands progrès et dans la vie active et dans la vie contemplative, et, remplis de lumière et de discernement, ils étaient d'une modestie parfaite et d'une humilité profonde. Aussi voyait-on dans ce monastère un spectacle tout céleste, et bien capable d'exciter la plus grande admiration. On voyait des vieillards, sur le visage de qui éclatait une majesté vénérable, accourir, comme de simples enfants, pour recevoir les ordres du supérieur, et faire consister toute leur gloire et tout leur bonheur à les exécuter avec une scrupuleuse exactitude et une soumission entière.


23. Pénétré de respect pour des moines qui avaient passé jusqu'à cinquante ans dans les exercices constants de l'obéissance, je ne puis un jour m'empêcher de leur demander de quelle consolation ils avaient joui dans la pratique si pénible et, si gênante de cette vertu. Or, les uns me répondirent que par la pratique de l'obéissance ils étaient descendus si avant dans l'humilité, qu'ils avaient été heureusement exempts de tout autre combat, et qu'ils avaient continuellement goûté les douceurs d'une paix profonde; et les autres m'avouèrent que par là ils avaient eu le bonheur d'en venir au point de ne pas éprouver la moindre peine ni le moindre trouble au milieu des injures et des outrages.


24. Parmi ces hommes respectables et dignes d'une éternelle mémoire, j'ai encore remarqué certains vieillards dont la tête était blanchie par les années, et qui ressemblaient plutôt à des anges qu'à des hommes. Or, ces vieillards, conduits et dirigés par l'esprit de Dieu, sanctifiés par les efforts continuels de leur bonne volonté, étaient arrivés au plus haut degré d'innocence, de simplicité et de sagesse; car, alors que les fourbes présentent deux faces : une qui paraît et qu'on peut voir, et une autre qui est cachée et invisible, l'homme ami de la simplicité ne présente, lui, qu'une seule et même face, et se manifeste tel qu'il est. Ces vieillards étaient encore bien loin d'annoncer l'affaiblissement de la raison et de montrer la moindre chose qui portât le caractère de cette puérile légèreté qui fait que, dans le siècle, les vieillards se font si souvent mépriser. Aussi ne voyait-on en eux qu'une douceur charmante, une bonté ravissante et une gaieté pleine de gravité; on ne remarquait rien dans leur conduite ni dans leurs conversations, qui soit dissimulé, étudié, faux, ou peu sincère; chose qu'il est bien rare de trouver parmi les hommes. Leur sainte âme n'avait qu'une seule ambition, c'était de se reposer en Dieu et d'obéir à leur supérieur; c'est pourquoi, tandis qu'à l'égard de leur abbé, ils étaient comme de petits enfants sans malice et sans fraude, ils étaient pleins de vigueur et de courage contre les démons et les vices, et les poursuivaient les uns et les autres avec une espèce de fureur.


25. Mais, hélas, père saint, et vous troupeau fidèle si chéri de Dieu, ma vie entière ne suffirait pas, si je voulais raconter ici toutes les vertus et les actions vraiment célestes de ces moines; cependant j'estime comme très important de vous retracer leurs travaux et leurs sueurs: cette vue sera bien plus capable d'enflammer vos coeurs d'une noble ardeur pour le ciel, que les instructions que je vous donnerais, et les exhortations que je vous adresserais. Au reste, tout le monde sait que souvent les choses défectueuses sont corrigées par celles qui sont plus parfaites. Ce que je vous conjure de m'accorder, c'est de croire que tout ce que je vous raconte ici, ne contient ni fable ni fiction, mais que c'est le langage de la plus exacte vérité : car je sais que le doute seul qu'on a sur la vérité d'un fait, suffit pour empêcher qu'on en retire des fruits et des avantages. Reprenons le cours de notre discours.

Histoire d'Isidore.


26. Dans le temps que j'étais dans ce monastère, j'y rencontrai un homme de qualité, qu'on appelait Isidore. Il avait été un des principaux magistrats d'Alexandrie; mais ayant généreusement renoncé aux affaires du siècle, dans la gestion desquelles il s'était fait un grand nom et une brillante réputation, il s'était retiré dans cette maison religieuse. Le saint abbé qui le reçut, connut de suite que toute la vivacité de son esprit et toute l'ardeur de son coeur étaient portées vers le mal; qu'il était violent, impitoyable, arrogant et plein de lui-même. Mais la sagesse et la prudence de cet excellent supérieur lui firent rompre les pièges dans lesquels les démons tenaient cet homme captif; et voici de quelle manière il s'y prit :
«Isidore, lui dit-il, si vous avez pris la ferme résolution de porter le joug de Jésus Christ, je veux avant toute chose que vous vous exerciez dans la pratique de l'obéissance.» À quoi Isidore répondit : «Mon très saint Père, je me donne à vous pour vous être aussi soumis que le fer l'est au forgeron.» Cette réponse satisfit et encouragea l'abbé, qui, charmé de la comparaison dont il s'était servi, le mit de suite comme sur l'enclume. «Eh bien, mon cher frère, lui dit l'abbé, je juge à propos et je vous ordonne de vous tenir à la porte du monastère, de vous mettre à genoux devant tous ceux qui entreront ou qui sortiront, et de leur dire : Mon Père, priez pour moi, car je ne suis qu'un épileptique spirituel.» Isidore obéit à l'abbé avec la même soumission et la même exactitude que les anges obéissent à Dieu. Ce fut ainsi qu'il passa sept années consécutives. Or, après qu'il eut passé ce temps dans ce dur et pénible exercice, et qu'il eut acquit, une obéissance parfaite, une humilité profonde et une vive componction de ses péchés, l'abbé, dans sa haute sagesse, jugea que par ces vertus solides cet homme était digne d'être reçu au nombre des frères et d'entrer dans les ordres sacrés; mais Isidore, qui, pendant tout ce temps avait pratiqué une patience si extraordinaire et une soumission si généreuse, fit tant d'instances, soit par lui-même, soit par les autres, soit par moi-même, pour qu'on lui permît d'achever sa carrière dans ce même lieu et dans les mêmes exercices, laissant assez à comprendre qu'il croyait n'avoir pas fort longtemps à vivre, et qu'il était sur le point de sortir de ce monde, ainsi que l'apprit l'événement, que l'abbé lui accorda ce qu'il demandait avec tant de zèle et d'ardeur. Mais dix jours après, cet illustre pénitent alla prendre possession de la gloire éternelle qu'il avait méritée par le mépris parfait qu'il avait eu pour la gloire temporelle; et sept jours après sa mort, conformément à la parole qu'il lui avait donnée, il attira dans le ciel le portier du monastère : car il lui avait dit quelques jours avant de mourir : «Si j'ai quelque pouvoir auprès de Dieu dans le ciel, nous serons bientôt réunis ensemble auprès de Lui, pour ne nous séparer jamais.» Or tout cela arriva de la sorte, parce que le Seigneur voulut, d'une manière sensible et frappante, faire connaître l'excellence et le mérite de l'obéissance par laquelle il n'avait pas eu honte de faire exactement et de grand coeur les choses basses et humiliantes qu'on lui avait ordonnées, et de son humilité profonde, par laquelle il avait si parfaitement imité le Fils de Dieu.


27. Or, pendant qu'Isidore vivait ainsi à la porte du monastère, je me permis un jour de lui demander quelles étaient les pensées qui remplissaient son esprit, et les sentiments qui agitaient son coeur. Comme il vit qu'en me répondant, il contribuerait à mon salut, et me serait de quelque utilité, il n'hésita pas de me faire la réponse suivante : La première année, me dit-il, je me suis continuellement représenté que c'étaient mes péchés qui m'avaient ainsi vendu et rendu esclave. Cette considération me navrait le coeur d'amertume et de douleur, et me portait à me faire violence pour accomplir les ordres qu'on m'avait donnés; c'est pourquoi, en me prosternant aux pieds de mes frères, je les arrosais de mes larmes, et quelquefois de mon sang. Après cette première année, je conçus l'espérance que Dieu récompenserait et ma soumission et ma patience; ce qui fut cause que je fis sans peine ma pénitence. Enfin les cinq dernières années je ne sentis en moi-même qu'un vif sentiment de mon indignité, qui me faisait juger indigne, non seulement d'entrer dans le monastère, mais de demeurer même où
j'étais; de jouir de la présence et de la conversation des frères; d'être admis à la participation des saints mystères, et même d'être regardé par quelque personne que ce fût. C'est pourquoi, tenant mes yeux et plus encore mon esprit et mon coeur abaissés vers la terre, je conjurais ceux qui entraient ou qui sortaient, de prier Dieu pour moi.»


Histoire de Laurent


28. Un jour que j'étais à table auprès du supérieur, il se pencha tout doucement vers moi et me dit à l'oreille : «Voulez- vous que dans un vieillard d'une extrême vieillesse je vous fasse voir une raison et une sagesse toute célestes ?» Comme je lui fis signe que je le désirais et le lui demandais, il appela un bon père nommé Laurent; il était placé à une autre table. Ce respectable moine avait déjà passé quarante-huit ans dans le monastère; c'était le second prêtre en dignité dans l'église de la communauté. Il se rendit aussitôt auprès de son supérieur, se mit à genoux, selon la coutume de la maison, pour recevoir sa bénédiction; puis il se leva pour prendre ses ordres, mais l'abbé ne lui dit rien, et le laissa debout devant la table, sans lui rien donner à manger. Or tout cela se faisait au commencement du repas. Enfin il demeura près d'une heure au moins, immobile et sans mouvement; ce qui me causait une telle confusion, que je n'osais regarder ce bon père tout blanc de vieillesse : car il avait quatre-vingts ans. Il resta donc en cet état jusqu'à la fin du repas, sans que l'abbé lui dit un seul mot. Quand le repas fut fini, son supérieur lui commanda d'aller trouver Isidore, ce grand pénitent dont nous avons parlé, et de lui réciter ce paroles du psalmiste : «J'ai attendu longtemps le Seigneur, et je ne me suis point lassé de l'attendre.» (Ps 39).


29. Or, comme je suis très malicieux, je ne manquais pas de chercher l'occasion de parler à ce vénérable vieillard, pour lui demander à quoi il pensait pendant qu'il était ainsi debout devant la table. «Je regardais, me répondit-il, Jésus Christ dans la personne de mon supérieur; aussi ne considérais-je pas le commandement qui m'était imposé comme venant d'un homme, mais comme venant de Dieu; c'est pourquoi, mon cher père Jean, j'étais bien loin de croire que j'étais debout auprès d'une table, autour de laquelle étaient assis de simples mortels; mais me figurant être devant l'autel du Seigneur, je Lui adressais, selon mon pouvoir, de ferventes prières; et je peux vous assurer qu'il ne m'est pas même venu dans l'esprit une mauvaise pensée contre mon supérieur, tant est grande la confiance que j'ai en lui, et tant est forte l'affection que je lui porte; car, ajouta-t-il, «l'amour ne pense mal de personne» (1 Cor 13). Au reste, mon Père, sachez bien que le démon ne trouve plus d'issue pour entrer dans un coeur qui s'est dévoué et consacré entièrement à la simplicité, à l'innocence et à la bonté.


Histoire d'un économe


30. Comme Dieu, dans sa Miséricorde et sa Justice, avait donné aux religieux de ce monastère un abbé qui en était le sage pasteur et le tendre sauveur, il lui avait accordé un économe, un administrateur admirable; car c'était un homme plein de modération et de prudence, de douceur et de patience, tel enfin qu'on trouverait peu d'hommes qui pussent lui ressembler. Or comme l'abbé voulait que l'exemple de son humilité et de sa patience servît au salut des frères, il le reprit un jour fort sévèrement, quoiqu'il fût innocent, et poussa cette sévérité, jusqu'à le chasser honteusement de l'église. Sachant de science certaine qu'il n'avait pas fait la faute, pour laquelle on le punissait avec tant de rigueur, je pris à part le supérieur pour servir d'avocat à son économe; mais ce sage directeur me répondit :
«Je sais aussi bien que vous, mon Père, qu'il est innocent; mais comme il ne convient pas à un père, et que c'est une chose condamnable d'ôter à son enfant qui a faim le morceau de pain qu'il va manger, de même un père spirituel se rend à lui-même et à son inférieur un bien mauvais service, s'il ne cherche pas à tout moment à lui procurer de nouveaux mérites et de nouvelles couronnes, soit en lui faisant des reproches et lui présentant des humiliations, soit en le couvrant de mépris, et lui fournissant des mortifications, soit enfin en l'exerçant dans des railleries et des blâmes, selon néanmoins qu'il le sait capable de tout supporter avec patience et résignation; car autrement cet inférieur se trouve privé de trois grands avantages : le premier, c'est qu'il ne mérite pas la récompense d'une correction charitable soufferte avec patience, le second, ses frères sont privés des bons effets que son exemple produirait dans eux; enfin le troisième, et c'est ici le plus grand mal qui puisse arriver, les inférieurs perdent peu à peu la douceur et la patience, car il arrive souvent que ceux-là mêmes qui, dans leurs travaux spirituels et dans les humiliations, paraissaient être vraiment des hommes de patience, s'ils ne sont pas exercés, repris et humiliés de temps en temps par leur supérieur, qui les regarde pour des gens vertueux et parfaits, tombent bien vite dans un funeste relâchement; et leur âme, quoiqu'elle soit une terre bonne, grasse et fertile, si elle n'est pas arrosée souvent par l'eau de l'humiliation, perd bien vite et bien facilement son heureuse fertilité, et finit ordinairement par ne plus produire que les ronces, et les épines de l'orgueil, du dérèglement des moeurs et d'une confiance présomptueuse, laquelle chasse toute crainte de Dieu. C'était ce que n'ignorait pas le grand Apôtre, lorsqu'il donnait cet avis à son cher Timothée : «Pressez les fidèles, lui disait-il, à temps et à contretemps.» (2 Tim 4,2).


31. À toutes ces raisons, je répliquais qu'il pourrait arriver par des circonstances malheureuses, mais surtout par la faiblesse de la nature humaine, qu'il y en aurait plusieurs qui, se voyant repris sans raison, et même avec raison, abandonneraient le monastère; mais la réponse de ce trésor de sagesse ne se fit pas attendre :
«Une âme, répartit-il, que Jésus Christ a liée avec son pasteur par les chaînes de l'amour et de la foi, conservera invariablement cette sainte union : elle préférerait plutôt répandre tout son sang que de la rompre jamais, surtout si Dieu s'est servi de lui pour la guérir des plaies que le péché lui avait faites; car elle se souvient de ce qui est écrit : «Ni les anges, ni les principautés, ni aucune autre créature, ne pourront nous séparer de l'amour de Dieu, qui est notre Seigneur Jésus Christ» (Rom 8.38-39); et si cette âme n'est pas liée, attachée et unie inséparablement avec son directeur, je ne peux sûrement pas concevoir comment elle peut, d'une manière utile, demeurer dans un lieu où rien ne la retient qu'une obéissance fausse et trompeuse.»
Certes, il faut avouer que ce grand homme ne se trompait pas, puisque, par les moyens dont il s'est servi, il a si heureusement dirigé et conduit, offert et consacré à Jésus Christ, un grand nombre d'âmes, qui ont été comme des hosties vivantes.

Histoire d'Abbacyre


32. Consultons donc la Sagesse de Dieu, elle se trouve même dans des vases d'argile; c'est ce qui doit nous frapper du plus grand étonnement. C'est la résolution que me fit prendre la conduite de quelques jeunes religieux, car j'étais hors de moi-même, en voyant avec quelle vivacité de foi, avec quelle constance, avec quelle patience et quelle force d'âme ils souffraient d'être repris, mortifiés et méprisés, non seulement par leur supérieur, mais encore par des frères qui étaient bien au dessous de lui.


Il y avait dans le monastère un frère qui fixait mes regards d'une manière toute particulière; il s'appelait Abbacyre, et il y avait déjà passé quinze ans. Or je m'aperçus qu'il était presque partout maltraité par tous les moines, et qu'il n'y avait pas de jour où ceux qui servaient à table, ne le chassassent du réfectoire, parce qu'il était naturellement porté à parler. Je cherchai l'occasion de lui parler; et l'ayant rencontrée, je lui demandai instamment de me dire pour quelles raisons on le chassait ainsi du réfectoire, et qu'on l'envoyait dormir, sans avoir rien mangé à souper. «Croyez-moi, mon père, me répondit-il avec simplicité, les moines ne me traitent ainsi que pour connaître mes dispositions intérieures et pour savoir si je serai propre à mener une vie solitaire; ce n'est donc point avec sévérité, mais dans le désir charitable de m'éprouver, qu'ils en agissent de la sorte. C'est pourquoi connaissant parfaitement les pieuses intentions de notre excellent supérieur et des autres pères, je souffre tout avec joie et plaisir. Voilà quinze ans que je suis au monastère, et qu'on me traite comme vous voyez. Lorsque je suis entré dans cette maison, les pères ne m'ont pas caché qu'on y éprouve pendant trente ans ceux qui ont renoncé au monde; et certes, mon cher père Jean, ce n'est pas sans de bonnes raisons qu'on tient cette conduite : car n'est-ce pas dans le creuset et dans le feu, qu'il faut faire passer l'or pour le polir et l'épurer ?»


33. Ce courageux Abbacyre vécut encore deux ans, pendant mon séjour dans cette communauté; et comme il était sur le point de partir de ce monde, il dit aux frères qui entouraient son lit de mort : «Je vous remercie, mes frères, et je rends grâce à Dieu, de m'avoir traité comme vous avez fait; car voilà dix-sept ans que vous m'avez mis par là à l'abri des épreuves et des tentations des démons.» Ces paroles firent une si vive impression sur l'esprit de l'abbé, ce juste appréciateur des vertus de ses frères, qu'il mit Abbacyre au nombre des confesseurs, et fit placer son corps auprès de ceux des saints pères qui reposent dans l'intérieur du monastère.

Histoire de Macédonius


34. Je ferais une peine réelle à tous ceux qui ont du zèle et de l'amour pour la pratique de la vertu, si je ne disais rien ici des saints exercices et des grands travaux de Macédonius, premier diacre de ce monastère. Ce grand serviteur de Dieu, si favorisé de son divin Maître, demanda à l'abbé, deux jours avant la solennité des Rois, que les Grecs appellent
Théophanie, la permission d'aller à Alexandrie pour des affaires importantes qui exigeaient nécessairement ce voyage. La permission lui fut accordée, mais à la condition expresse d'être de retour au monastère pour préparer tout ce qui était nécessaire pour la solennité. Mais le démon, ennemi juré de la vertu, fit naître tant d'obstacles, que Macédonius ne put revenir au temps fixé; il n'arriva que le lendemain de la fête. Pour le punir de sa désobéissance, l'abbé le suspendit de ses fonctions, et le condamna à vivre parmi les novices. Or ce saint diacre, grand par sa patience, mais plus grand encore par son humilité constante, reçut cet ordre et accepta cette pénitence avec le même calme et la même tranquillité d'esprit, que s'il n'eût pas été question de lui même. Après avoir passé quarante jours parmi les novices, l'abbé voulut lui rendre sa charge et ses honorables fonctions; mais le lendemain, que l'abbé l'avait rétabli dans sa dignité, il alla trouver son supérieur, pour le prier avec instance de vouloir bien le laisser dans ce état d'humilité et de pénitence, et de le laisser vivre jusqu'à la fin de sa vie au milieu des jeunes frères. Pour obtenir cette grâce, il l'assurait qu'il avait eu le malheur de commettre, à son voyage, une faute qui le rendait absolument indigne de pardon. Cependant, quoique le saint abbé sût parfaitement qu'il n'en était rien, et que son diacre n'alléguait ce prétexte qu'afin de pouvoir demeurer dans l'état d'abaissement où il était, il céda au désir si louable, de sa ferveur et de son humilité. On vit donc au milieu des jeunes moines, un homme vénérable par sa dignité et par son âge, leur demander le secours et l'assistance de leurs prières, afin, leur disait-il, d'obtenir de Dieu le pardon de l'exécrable désobéissance dont il s'était rendu coupable à Alexandrie.
Ce saint diacre, tout indigne que j'en fusse, daigna m'apprendre un jour la raison particulière qui lui avait tant fait désirer de rester dans cet état humiliant. «Jamais, me dit-il, je ne me suis vu moins attaqué par les troubles intérieurs, ni moins agité par les travaux de la guerre spirituelle que nous faisons au démon, et jamais je n'ai goûté si délicieusement les douceurs abondantes de la lumière céleste, que depuis que je suis dans les exercices de cette pénitence.


Histoire de l'économe du monastère


35. Le propre des anges, ajouta-t-il, c'est de n'être plus exposés à faire des chutes, et même, ainsi que quelques docteurs l'enseignent, de ne pouvoir tomber; le propre des hommes est de faire des fautes mais par la grâce de Dieu ils peuvent s'en relever toutes les fois que ce malheur leur arrive. Les démons, au contraire, sont tombés pour ne jamais pouvoir se relever de leur chute.»
Voici encore ce que me raconta l'économe de ce monastère célèbre. «Lorsque, me dit-il, j'étais jeune, et que j'étais chargé de prendre soin des animaux de la maison, j'eus le malheur de faire une faute énorme; mais, comme je m'étais accoutumé à ne jamais tenir caché dans mon coeur le serpent qui s'y était glissé, je pris celui-ci par la queue, aussitôt que je le sentis, et le montrai au médecin spirituel de mon âme; je lui découvris donc de suite la méchante action dont je m'étais rendu coupable. Me regardant avec un visage riant et me donnant un léger soufflet, il m'adressa ses paroles :
Allez, mon fils, continuez vos exercices ordinaires comme auparavant, et ne craignez rien. Je me confiai entièrement à sa parole; et quelques jours après, je fus assuré de ma guérison, et je marchai dans les voies de Dieu avec une grande joie, mais néanmoins avec crainte et tremblement.»


36. Quelques docteurs, ont sagement observé que, comme il y a certaines différences essentielles dans toutes les créatures auxquelles Dieu a donné l'existence, de même dans les maisons religieuses, nous voyons différentes manières de marcher et de s'avancer dans la carrière et dans la pratique de la vertu, et diverses inclinations mauvaises qu'il faut combattre et mortifier. C'est ainsi que le sage médecin qui présidait à ce monastère, s'étant aperçu que quelques-uns de ses moines se plaisaient par ostentation et par vanité, à paraître devant les séculiers, lorsque ceux-ci venaient au monastère, les humiliait sévèrement en leur présence, tantôt en leur commandant ce qu'il y avait de plus bas et de plus méprisable tantôt en leur faisant les reproches les plus ignominieux de sorte que ces moines furent obligés, pour éviter cet affront, de se cacher dès qu'ils voyaient entrer les gens du monde. Or cette conduite produisait un effet vraiment étonnant, car elle faisait que la vaine gloire poursuivait la vaine gloire, et empêchait ces moines de se donner en spectacle aux autres.


Histoire de saint Ménas.


37. Comme Dieu, par une grâce insigne, ne voulut pas me priver du secours des prières d'un saint père qui était dans ce monastère, il l'appela à lui sept jours avant mon départ. Ce saint homme s'appelait Ménas. Il avait passé cinquante-neuf ans dans cette maison, et avait successivement exercé toutes les charges qui y étaient établies, il était alors le premier, après l'abbé. Or le troisième jour après sa mort, tandis que nous célébrions ses funérailles et que nous faisions les prières accoutumées, le lieu où était son saint corps se trouva tout-à-coup parfumé d'une douce et suave odeur. L'abbé, qui était présent, nous ordonna d'ouvrir le cercueil, et nous vîmes tous que, de ses pieds vénérables, il sortait comme deux sources d'une huile odoriférante. Alors cet excellent maître dans les voies religieuses nous adressa ces paroles : «Vous êtes tous témoins, nous dit-il, de ce miracle; mais sachez que ses travaux et ses sueurs ont été un parfum délicieux et agréable à Dieu.»

38. Il avait bien raison; car les pères se mirent à raconter quelques excellentes actions de ce saint homme, et, entre autres, qu'un jour l'abbé avait bien mis à l'épreuve sa patience toute céleste.

Voici le fait : Revenant un soir du dehors, il était allé se prosterner aux pieds de l'abbé, afin de lui demander, selon l'usage, qu'il lui donnât sa bénédiction; mais l'abbé le laissa ainsi prosterné jusqu'à l'heure de l'office, qu'il le bénit et lui permit de se relever. Après quoi il lui fit des reproches très sévères sur son ostentation, sa vanité et son peu de douceur et de patience. Or l'abbé ne se conduisit de la sorte que parce qu'il savait avec combien de courage et de générosité ce saint vieillard souffrirait cette humiliante mortification, et combien son exemple servirait à l'édification des autres. C'est ce que m'assura en particulier un des disciples de ce saint moine, et il m'ajouta que lui ayant demandé un jour avec beaucoup d'instance de lui dire si, pendant qu'il était ainsi prosterné aux pieds de l'abbé, il ne s'était pas laissé aller au sommeil; il lui avait répondu naïvement que non, mais qu'il avait récité tout le psautier.


39. Je ne ferai pas la faute de ne pas orner ici mon discours par le récit d'un fait qui le fera briller comme une émeraude fait briller une couronne. Il arriva que, tandis que je vivais au milieu des illustres pères de ce monastère, la conversation tomba sur la vie des anachorètes; or ils me dirent avec un visage plein de douceur et de bienveillance : «Quant à nous, cher père Jean, étant aussi grossiers et aussi peu spirituels que nous le sommes, nous avons cru ne devoir embrasser que la vie qui nous convenait le mieux. C'est pourquoi nous n'avons entrepris qu'une guerre proportionnée à notre faiblesse, et nous avons jugé qu'il était plus avantageux pour nous de n'avoir à combattre que contre des hommes qui s'emportent et s'aigrissent, à la vérité, mais qui reviennent et s'adoucissent, que contre les démons, qui sont toujours en fureur et armés contre le genre humain.»


40. Or parmi ces hommes d'une éternelle mémoire, il y en avait un qui m'aimait beaucoup en Dieu, et qui me parlait avec une grande liberté. Il me dit donc un jour, avec une affection toute particulière : «Si vous, mon père, qui êtes si sage, éprouvez la force de celui qui, dans le ravissement de son coeur, s'écriait :
Je peux tout en celui qui me fortifie (Phil 4.13); si l'Esprit saint est descendu en vous comme une rosée de grâces et de pureté, ainsi qu'il descendit autrefois dans la très sainte Vierge, et si la force du Très-Haut vous environne par la patience, ceignez vos reins, à l'exemple de l'Homme-Dieu, d'un linge blanc, qui est l'obéissance, et comme Lui, levez-vous de table, c'est-à-dire sortez de la solitude; afin de laver les pieds de vos frères dans l'eau pure de la componction et de la pénitence, ou plutôt jetez-vous à leurs pieds dans les sentiments de l'humilité la plus profonde; mettez à la porte de votre coeur des gardes qui ne s'endorment jamais, et qui ne soient jamais de connivence avec vos ennemis; arrêtez l'instabilité et la légèreté de votre esprit, en le fixant invariablement, malgré les distractions et la dissipation que lui causent sans cesse et l'agitation des affaires et les importunités des sens; conservez un repos parfait au milieu des mouvements et des soins dont la vie est continuellement agitée. Ici-bas; et, ce qui est encore plus rare, plus difficile et plus admirable, demeurez ferme et immobile dans le sein des troubles et des tempêtes qui se succèdent sans cesse. Liez votre langue par les chaînes d'un silence parfait, et empêchez-la de tomber dans des disputes hardies et dans des contradictions audacieuses; combattez soixante et dix sept fois le jour contre cette souveraine impérieuse et tyrannique; portez la croix de Jésus Christ dans votre coeur, et comme on enchâsse une enclume dans du bois, enchâssez de même votre esprit dans elle, de sorte qu'il soit capable de résister à tous les coups, à toutes les tentations, à tous les affronts, à toutes les calomnies, à toutes les railleries et à toutes les injustices qui pourront vous arriver, de manière à n'en être jamais ni blessé, ni offensé, ni agité, ni affligé, ni découragé, ni abattu, mais à persévérer immuablement dans la paix et dans le calme. Dépouillez-vous de votre volonté, comme d'un vêtement d'ignominie, et entrez ainsi tout nu dans la carrière céleste; et ce qui est certainement bien rare et bien difficile, soyez d'une confiance entière et inébranlable dans celui qui doit et veut vous couronner après la victoire, et qu'elle soit telle qu'elle ne puisse être pénétrée ni par les flèches du doute ni par les traits de la défiance. Mortifiez exactement vos sens par les austérités de la tempérance, et prenez bien garde que vous n'ayez à souffrir cruellement de leur fureur audacieuse et insolente. Servez-vous avantageusement de la méditation de la mort pour combattre et vaincre la curiosité de vos yeux, qui ne demandent sans cesse qu'à contempler la beauté des créatures sensibles. Faites en sorte de retenir l'indiscrétion et l'injustice de votre esprit, qui, tandis que vous vous livrez vous-même à la négligence la plus condamnable, vous porte à juger mal des actions et de la conduite de vos frères; et tâchez de le porter à exercer envers eux tous les devoirs d'une charité sincère.

C'est par toutes ces choses qu'on pourra connaître que vous êtes véritablement disciples de Jésus Christ, selon sa parole même : «Tout le monde saura, nous dit-Il, que vous êtes mes disciples, si, dans la société qui vous réunit, vous vous aimez les uns les autres, et que vous vous témoigniez une affection mutuelle.» (Jn 13.35)
«Venez, venez; oui venez ici, m'ajouta cet excellent ami, fixez parmi nous votre demeure, buvez avec nous l'eau amère des mépris et des humiliations; elle deviendra bientôt douce et salutaire. Rappelez-vous que David chercha longtemps ce qui pouvait être le plus doux et le plus agréable à l'homme, sans pouvoir le trouver; mais que s'étant demandé à lui-même quelle pouvait être cette chose, il se fit cette réponse admirable : «Qu'il est bon et agréable de vivre au milieu de ses frères !» (Ps 132,1). Si, cependant Dieu n'a pas jugé à propos de nous faire participer au bien excellent de cette patience et de cette obéissance, il nous sera du moins avantageux de reconnaître notre faiblesse et notre misère, afin que, si nous passions notre vie hors de cette carrière, nous soyons remplis d'estime pour ceux qui la parcourent, et que par nos prières, nous demandions à Dieu les grâces dont ils ont besoin pour combattre courageusement et remporter la victoire.»
C'est ainsi que ce bon père, cet excellent maître dans la vie spirituelle, me convainquit par des passages et des autorités tirées de l'Évangile et des Prophètes, et par la tendre affection qu'il me témoignait, qu'il n'y avait rien de comparable à la récompense et à la couronne qu'on acquiert, en vivant sous le joug de l'obéissance.
Avant de sortir de ce paradis de délices pour rentrer dans les ronces et les épines de mes paroles, lesquelles ne peuvent que vous déplaire, et ne vous être d'aucune utilité, je veux encore vous dire quelque chose des religieux de ce monastère, et des rares vertus qu'ils y pratiquaient: vous y trouverez de grands avantages spirituels.


41. L'abbé de ce monastère ayant remarqué que pendant l'office, auquel j'ai assisté bien des fois, il y avait eu quelques frères qui s'étaient laissés aller à se dire quelques mots, leur ordonna d'un ton fort sévère de demeurer à la porte de l'église pendant tout une semaine, et de se prosterner devant tous ceux qui entreraient ou qui sortiraient, pour leur demander pardon. Or ceux qu'il condamna de la sorte, étaient des clercs; il y en avait même parmi eux qui étaient honorés du sacerdoce.


42. Je remarquai un jour que pendant le chant des psaumes il y avait un moine qui était plus attentif que les autres, qu'il avait une dévotion extraordinaire, et que, surtout au commencement des psaumes et des hymnes, il semblait extérieurement qu'il parlait à quelqu'un. Je le priai donc simplement de vouloir bien me dire pourquoi il en agissait ainsi. «C'est, me répondit-il, afin que, dès le commencement, je réunisse toutes mes pensées et toutes les facultés de mon âme pour leur adresser ces paroles.
Venez toutes adorer Jésus Christ notre roi et notre Dieu, et vous prosterner à ses pieds.» (prières initiales de l'office, cf Ps 94.1).


43. Je fis encore une attention particulière à celui qui était chargé du réfectoire, et je vis avec étonnement qu'il portait à sa ceinture de petites tablettes, sur lesquelles il écrivait chaque jour toutes les pensées qu'il avait, afin d'en rendre un compte exact à l'abbé qui était a la tête du monastère. Or ce que celui-ci faisait, bien d'autres le faisaient aussi, et j'appris enfin que le supérieur l'avait ordonné.


44. Un frère, pour avoir faussement accusé un autre frère de se livrer à des paroles vaines et bouffonnes, fut impitoyablement condamné par le supérieur à être honteusement chassé du monastère, et à demeurer sept jours entiers dans le vestibule qui était à la porte de la maison, pendant lesquels il ne devait rien faire autre chose que de supplier qu'on lui permît de rentrer, et qu'on lui pardonnât la faute qu'il avait commise. Or il fit cette pénitence de si bon coeur, que l'abbé l'ayant appris, et sachant que pendant les six premiers jours il n'avait rien mangé, lui fit dire que, s'il avait un véritable désir de rentrer dans le monastère, il devait être dans la résolution de vivre dorénavant avec les pénitents; ce que ce frère, vraiment touché de l'esprit de componction, accepta très volontiers. L'abbé ordonna donc qu'on l'introduise, et qu'on le mène au lieu destiné à ceux qui pleuraient et expiaient leurs péchés; ce qui fut exécuté de suite. Mais, puisque l'occasion nous a conduit à parler de ce monastère des Pénitents, je vais vous en dire quelque chose.


45. Ce lieu était à peu près à un mille du monastère; on l'appelait communément la
Prison. Toutes les consolations humaines en étaient bannies : on n'y voyait jamais du feu; l'huile et le vin n'entraient point dans la nourriture qu'on y prenait; la nourriture des pénitents était du pain et quelques légumes insipides. L'abbé envoyait dans cette triste maison tous les moines qui, après leur profession religieuse, étaient tombés dans quelque faute considérable, et ils y étaient tellement renfermés, qu'il ne leur était pas libre d'aller ailleurs ni de vivre ensemble, mais seul à seul, et le plus souvent deux à deux. Ils y demeuraient jusqu'à ce qu'il eût plu au Seigneur de faire connaître à l'abbé que leurs péchés étaient pardonnés, et qu'ils étaient réconciliés avec Dieu. Le supérieur général leur avait donné, pour supérieur particulier, un excellent homme appelé Isaïe, lequel exigeait d'eux une prière presque continuelle, et ne leur donnait presque point de relâche. Cependant, pour les empêcher de tomber dans l'abattement et l'ennui, il leur faisait distribuer une certaine quantité de feuilles de palmier, avec lesquelles ils faisaient de petites corbeilles. Telle était la vie, l'état et la discipline de ces pénitents, qui cherchaient avec ardeur à voir la face du Dieu de Jacob.


46. Il est beau d'admirer leurs travaux et leur pénitence, mais il est salutaire de les imiter; et ce serait folie et ne pas connaître la faiblesse humaine, que de vouloir incontinent marcher sur leurs traces.


47. Si donc notre conscience nous fait des reproches mérités, considérons avec douleur, le

s péchés que nous avons commis, jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de jeter un regard favorable sur la pénitence que nous faisons, sur les efforts auxquels nous fait livrer le désir violent que nous avons de nous réconcilier avec Lui, de recevoir le pardon de nos fautes, et de changer les regrets et la douleur déchirante de nos coeurs en une joie délicieuse, d'après ces paroles du roi-prophète : «Tes consolations, ô mon Dieu, ont rempli mon âme de joie, selon la multitude et la grandeur des douleurs qui ont affligé mon coeur.» (Ps 93). Rappelons encore, selon nos besoins, ces autres paroles de David : «Seigneur, qu'elles ont été grandes, nombreuses et cruelles, les afflictions dont tu m'as accablé ! mais enfin tu t'es tourné vers moi,tu m'as rendu la vie, et tu m'as retiré de l'abîme où j'étais tombé.» (Ps 70).


48. Heureux donc est celui qui, dans le dessein de plaire à Dieu, se fait violence tous les jours, et supporte avec patience et résignation les mépris et les injures ! Il participera abondamment, n'en doutons nullement, à la gloire des martyrs et à la joie des auges. Heureux le moine qui, dans sa profonde humilité, ne se regarde que comme le plus vil et le plus méprisable des hommes, et ne croit ne mériter que les humiliations et les abaissements ! Heureux celui qui a su faire mourir sa propre volonté, et s'abandonner sans réserve à la conduite du directeur que Dieu lui a donné pour père et pour maître spirituel ! sa place sera à la droite de Jésus Christ crucifié.


49. Mais remarquez bien que l'homme qui ne veut souffrir aucune correction, soit juste, soit injuste, agit directement contre les intérêts éternels de son salut; tandis que celui qui la reçoit avec patience et allégresse, obtient incontestablement le pardon de ses péchés.


50. Présentez donc à Dieu, en esprit et en vérité, la confiance et l'affection que vous avez pour votre père spirituel; et par une grâce singulière, Dieu lui fera connaître l'amour et la tendresse que vous lui portez, et cette connaissance lui inspirera de vous traiter avec douceur et ménagement; et, selon que vous le désirez, il deviendra votre ami dévoué.


51. Ce n'est sûrement pas une petite marque de confiance en son supérieur, que de lui découvrir toutes les tentations qu'on éprouve : on suit assurément la voie du salut; mais on s'en éloigne terriblement, quand on cache dans les ténèbres intérieures du coeur, ces serpents cruels et funestes.

 

52. Voulez-vous savoir si vous avez pour vos frères un amour solide et véritable, et une affection tendre et sincère, considérez si les péchés dont vous les voyez coupables, vous attristent et vous désolent, et si les grâces abondantes qu'ils reçoivent de Dieu, et les progrès qu'ils font dans la vertu, vous remplissent de joie et de plaisir.


53. Quiconque, dans une discussion quelle qu'elle soit, soutient avec opiniâtreté une opinion même vraie et un sentiment fondé, fait voir qu'il est malade de la maladie du démon, qui est l'orgueil. Si c'est vis-à-vis de ses égaux qu'il en agit de la sorte, il pourra peut-être encore en guérir par la correction qu'il recevra de ses supérieurs; mais si c'est vis-à-vis de ses supérieurs, nous croyons, humainement parlant, que sa maladie est incurable.


54. Comment en effet observera-t-il les règles et les devoirs de l'obéissance dans ses actions, celui qui les viole avec tant d'insolence dans ses paroles ? Et ne sera-t-il pas, dans toutes les autres choses plus nécessaires et plus importantes, tel qu'on le trouve dans celles qui sont moins grandes et moins nécessaires ? Aussi devons-nous voir qu'il travaille en vain, et qu'il ne recueillera, de sa prétendue obéissance, qu'un jugement terrible et une sentence de mort.


55. Celui qui, dans des dispositions saintes et des intentions pures et droites, s'est soumis et dévoué entièrement à la volonté d'un sage et zélé directeur, ne voit arriver la mort que comme un doux sommeil, ou plutôt il l'attend et la désire tous les jours comme le commencement d'une véritable vie; car il a la confiance que ce ne sera pas à lui, mais au directeur de son âme, que Dieu fera rendre compte.

 

56. Celui qui a reçu avec plaisir et sans qu'on ait voulu l'en charger, des mains mêmes de son supérieur, quelques fonctions et quelque charge à exercer; et que dans la suite il lui arrive de faire quelque faute ou quelque faux pas dans l'exercice de cette charge, c'est à lui-même, et non point à son supérieur, qu'il peut s'en prendre, car les armes qu'il a reçues, c'est de son propre mouvement et par sa propre volonté qu'il les a prises. Il devait les tourner contre l'ennemi, et malheureusement il s'en est servi pour se percer le coeur. Mais si, au contraire, c'est malgré lui, après avoir bien fait connaître sa faiblesse. et son incapacité à son supérieur, après l'avoir prié humblement et avec instance de ne pas penser à lui, qu'il est obligé de recevoir cette charge et de se dévouer à cet emploi; il doit avoir bon courage; car s'il vient à tomber, sa chute ne sera pas mortelle.

 

57. Mais j'oubliais de vous présenter, mes chers amis, un pain délicieux et salutaire pour la nourriture de vos âmes; je veux dire de vous parler de la vertu admirable de ces moines qui, pour s'accoutumer à recevoir avec la plus grande patience et la plus parfaite charité les injures, les affronts et les mépris des autres, s'étaient réunis ensemble pour s'exercer à supporter toute sorte d'humiliations, d'outrages et de mépris.


58. L'âme qui pense sans cesse à confesser ses péchés, trouve dans cette pensée un antidote efficace contre le danger d'en commettre de nouveaux; car nous nous livrons assez facilement aux fautes que nous pouvons ensevelir dans les ténèbres.


59. Ainsi, quoique nous ne soyons pas en la présence de notre supérieur, si, par une vive représentation, nous nous le figurons au milieu de nous, cette image de sa présence ne contribuera pas peu à nous faire éviter avec soin tout ce que nous savons devoir lui déplaire dans nos entretiens, nos conversations, notre repos, notre nourriture et dans toute autre chose; et, en nous conduisant de cette manière, nous pratiquerons une véritable obéissance. Au reste, les véritables et sincères disciples regardent l'absence de leur maître comme un malheur réel, et s'en affligent, tandis que les mauvais s'en réjouissent.


60. Je demandais un jour à l'un des plus vertueux pères du monastère, comment il se faisait que l'obéissance fût la compagne fidèle et inséparable de l'humilité; voici la réponse qu'il me fit : «Celui, me dit-il, qui pratique l'obéissance, n'est pas seulement obéissant, il est encore plein de reconnaissance. Ainsi, quand même il ressusciterait les morts, qu'il posséderait le don des larmes, et qu'il jouirait de la paix souveraine du coeur, il pensera toujours que tous ces avantages, il ne les a que par le moyen de son supérieur, qu'il n'en jouit que par la vertu de ses prières. C'est pourquoi il sera exempt de tout sentiment de présomption et de vaine gloire. Eh ! comment pourrait-il s'en enorgueillir, en croyant que ce n'est pas par ses mérites ni par ses vertus qu'il a toutes ces choses, mais par le secours de son supérieur ?

61. C'est ce qui fait que l'hésychaste est en quelque sorte incapable d'avoir en partage cette humilité intérieure au milieu des choses dont nous venons de parler; car il peut plus facilement croire que c'est par ses propres forces et son industrie qu'il vient à bout de faire les bonnes oeuvres qu'il pratique.

 

Lire la suite 

Partager cet article
Repost0
9 décembre 2011 5 09 /12 /décembre /2011 13:58

Saint Jean Climaque

 

L’échelle Sainte

 

 

Jean Climaque († 649 ca) a été moine à Raithu, au sud-ouest du Sinaï. Après avoir vécu un temps en communauté, il devint ermite. Il fut tiré de sa solitude, à l’âge de soixante ans, quand il fut élu abbé au monastère du Sinaï. Son nom - Climaque - vient du terme grec κλίμαξ, qui signifie ’échelle’. Il renvoie au titre de l’un de ses ouvrages : L’échelle du Paradis en référence à l’échelle de Jacob dont parle l’Écriture. L’ouvrage connut un large succès. L’auteur y décrit les vices et les vertus qu’il faut éviter ou acquérir pour accéder à la sainteté.

 

Degrés 1 à 3  : Du renoncement au monde

 

Degrés 4 : De l'obéissance (historiettes)

 

         Degrés 4 : De l'obéissance (les pièges du démon)

 

Degrés 5 et 6 : De la pénitence

 

Degrés 7 : De l'affliction et la joie

 

Degrés 8 à 14 : Contre les vices et pour l'acquisition des vertus I

 

Degrés 15 à 17 : Contre les vices et pour l'acquisition des vertus II

 

Degrés 18 à 22 : De l'ascèse

 

Degrés 23 à 25 : Des vertus nécessaires

 

Degrés 26 : Du discernement dans les pensées I

 

Degrés 26 : Du discernement dans les pensées II

 

Degrés 26 : Du discernement dans les pensées III (Récapitulation)

 

Degrés 27 : Du repos sacré

 

Degrés 28 30 : De la contemplation

 

Partager cet article
Repost0
9 décembre 2011 5 09 /12 /décembre /2011 10:48
Homélie de Saint Jean Chrysostome sur la généalogie de Jésus dont témoigne l'Evangile de Saint Matthieu

Analyse

1. Description du royaume du ciel. Pourquoi David est mentionné le premier dans la généalogie du Christ.

2. Le Christ est le lien qui unit les deux Testaments et les deux natures divine et humaine.

3. L’Ancien Testament contient la figure, le Nouveau, la vérité. — Gloire de David. — Question touchant la généalogie du Christ.

4. Pourquoi saint Matthieu décrit-il la généalogie de Joseph et non celle de Marie?

5 et 6. Exhortation à écouter et à pratiquer la parole de Dieu. — Qu’il est nécessaire à tout le monde de lire l’Ecriture sainte.

 

 

1. Je crois que vous vous souvenez, mes Frères, de la prière que je vous fis hier, de vous recueillir dans un respectueux silence et dans la paix du coeur et de l’esprit, pour écouter la parole de Dieu. Comme nous allons franchir aujourd’hui le seuil sacré du temple où réside le Verbe divin, je suis obligé de vous renouveler cet avis. Car, si autrefois, lorsque les Juifs furent à la veille d’approcher de la montagne de Sinaï, de ce feu, de cette fumée, de ces ténèbres et de ces tourbillons, ou plutôt à la veille de regarder de loin un rayon de la gloire de Dieu, et d’entendre à distance quelques mots de sa bouche; si, dis-je, on leur commanda de se séparer de leurs femmes durant trois jours, et de laver leurs vêtements; s’ils étaient, ainsi que Moïse lui-même, dans la crainte et le tremblement, il est bien plus raisonnable que, sur le point d’entendre des paroles si saintes et non pas de regarder de loin une montagne ardente, mais d’entrer dans le ciel même, vous témoigniez une disposition plus parfaite, que vous laviez non les vêtements du corps mais ceux de l’âme, et que vous vous sépariez de tout le commerce de la vie du monde.

Vous ne verrez point ici de fumée, ni de tourbillons, ni de ténèbres, mais le Roi même assis sur son trône, dans une gloire ineffable, accompagné de ses anges et de ses archanges, et de la troupe des saints, joints au nombre infini de ces bienheureux esprits. Telle est la sainte cité, elle contient, dit saint Paul, « l’Eglise des premiers-nés, les esprits des justes, les troupes des anges, et le sang dont l’aspersion a réconcilié toutes choses. » (Héb. XII, 20.) Car le ciel a reçu ce qui était sur la terre, la terre a reçu ce qui était dans le ciel, et ainsi s’est faite cette paix des hommes et des anges qui avait été souhaitée durant tant de siècles.

Le trophée qui brille dans cette cité sainte est la croix, les dépouilles qui y sont attachées sont notre nature même, dont Jésus-Christ a fait sa proie et sa conquête, comme vous le verrez dans la suite de l’Evangile. Si vous voulez me suivre avec un profond silence, j’espère vous faire voir la mort terrassée et détruite, !e péché crucifié, et les monuments illustres de la victoire que Jésus-Christ a remportée dans cette guerre. Vous verrez le tyran enchaîné, une multitude de captifs qui suivent leur libérateur, et la forteresse où le démon s’était renfermé depuis tant de siècles, et d’où il faisait ses sorties sur les hommes, forcée en un moment et renversée par terre. Vous verrez la caverne même et les antres profonds de ce prince des ténèbres, qui ont été découverts à nos yeux, parce que notre Roi vainqueur a bien voulu y descendre lui-même en personne et y faire luire l’éclat de sa gloire.

Ne craignez point que ce récit vous soit ennuyeux. Si, lorsque quelqu’un vous raconte les guerres et les victoires des hommes, bien loin d’en concevoir de l’ennui, vous perdez même le manger et le boire pour les écouter, combien trouverez-vous plus de goût aux choses beaucoup plus admirables dont nous devons vous parler? Considérez ce que c’est que de voir un Dieu qui vient du ciel, et qui descend du plus haut de son trône sur la terre et jusqu’au fond des enfers, pour en combattre le prince; de voir le démon lutter contre un (14) Dieu qui s’est caché sous la forme de l’homme, et ce qu’on ne peut assez admirer, la mort détruite parla mort, la malédiction abolie par la malédiction, et la tyrannie du démon renversée par tes mêmes armes dont il s’était servi pour l’établir.

Sortons donc de notre assoupissement et réveillons-nous. Je vois déjà les portes ouvertes. Entrons avec une modestie respectueuse et une sainte frayeur. Mais quelles sont ces portes?

Quoi, dites-vous? Vous promettez de parler du Fils unique de Dieu, et vous nous parlez du fils de David, un homme qui vivait il y a plusieurs siècles, et vous l’appelez le père et l’aïeul de Jésus-Christ? Mais attendez un peu, ne désirez pas savoir tout d’un coup toutes choses, apprenez peu à. peu et par degrés. Souvenez- vous que vous n’êtes qu’à la porte et encore dans le vestibule. Pourquoi vous hâtez-vous de pénétrer jusque dans le fond du sanctuaire lorsque vous n’avez pas encore bien considéré ce qui est au dehors?

Ce n’est pas la naissance divine du Sauveur que je vais vous expliquer maintenant, ni même dans la suite. Je sais qu’elle est incompréhensible et ineffable. Le prophète Isaïe l’a dit avant moi. Car, après avoir prédit la passion du Sauveur, et l’extrême charité qu’il a eue pour tous les hommes, et admiré de quel comble de gloire il était descendu dans le dernier abaissement, il s’écrie : « Qui pourra dire quelle est sa génération? » (Is. LIII, 8.)

Ce n’est donc point de cette première naissance que je parle ici; c’est sa naissance terrestre prouvée par une infinité de témoins, dont je tâcherai de vous dire ce que la grâce du Saint-Esprit aura daigné m’en apprendre.

Il n’est pas même possible d’expliquer celle-ci bien clairement, parce qu’elle est elle-même pu mystère grand et redoutable. Ne la considérez donc pas comme peu importante lorsqu’on vous en parle, mais au contraire soutenez votre attention, et tremblez lorsque vous entendez dire qu’un Dieu est venu sur la terre. C’est une merveille si étonnante et tellement inouïe, que les anges en choeur en ont rendu gloire à Dieu au nom de toute la terre, par leurs acclamations et par leurs louanges. Les prophètes mêmes se sont longtemps auparavant écriés avec une profonde admiration « Enfin il a été vu, sur la terre, et il a conversé parmi les hommes! » (Bar. III, 38.) Car c’est un étrange prodige que ce Dieu ineffable, incompréhensible, égal en tout à son Père, soit venu à nous en passant par le sein d’une vierge, et qu’il se soit rabaissé jusqu’à naître d’une femme; qu’il ait bien voulu avoir David et Abraham pour ses ancêtres, et non seulement David et Abraham, mais ce qui est encore plus étonnant, des femmes semblables à celles dont nous vous avons déjà parlé.

Lors donc que vous entendez de si grandes choses, élevez votre esprit et ne concevez rien de bas, que votre admiration redouble en voyant le vrai et unique Fils du Père, souffrir d’être appelé fils de David, pour vous rendre enfant de Dieu, et ne refuser pas d’avoir pour père son esclave, afin que vous qui étiez esclave ayez Dieu pour père. Voyez combien cet Evangile, c’est-à-dire, cette bonne nouvelle qu’on nous annonce est admirable dès l’entrée.

Si vous doutez de la gloire qui vous est promise, soyez-en persuadé par l’humiliation de Jésus-Christ. Car la raison de l’homme a bien plus de peine à comprendre qu’un Dieu soit devenu homme, qu’à s’expliquer qu’un homme puisse devenir enfant de Dieu. Lors donc que vous entendez dire que le Fils de Dieu est aussi fils de David et d’Abraham, ne doutez plus que vous, qui êtes enfant d’Adam, vous ne soyez aussi enfant de Dieu. Car ce serait en vain qu’un Dieu se fût abaissé si profondément, si ce n’avait été pour relever l’homme. Il est né selon la chair afin que vous renaissiez selon l’esprit. Il est né d’une femme, afin que vous cessiez d’être le fils d’une femme.

C’est pourquoi il est né en deux manières différentes, dont l’une est semblable à notre naissance, et l’autre est infiniment élevée au-dessus de nous : car il a cela de commun avec nous, qu’il est né d’une femme, mais ce qu’il a de particulier c’est : « Qu’il n’est point né du sang, ni de la volonté de l’homme ou de la chair (Jean I,13), » mais du Saint-Esprit, et que sa naissance en ce point était la figure de cette renaissance divine, qu’il nous devait donner par la grâce du Saint-Esprit. On peut dire la même chose de tous ses autres mystères. Son baptême avait quelque chose de l’Ancien Testament et du Nouveau.; de l’Ancien, en ce qu’il l’a reçu d’un prophète ; du Nouveau, en ce qu’il reçut visiblement le Saint-Esprit. Jésus-Christ, en s’incarnant, a fait comme une personne qui, voyant deux hommes se battre , les prendrait tous deux par la main et les réconcilierait ensemble. Ainsi, en venant au monde, il a réuni la nature humaine avec la nature divine; la grandeur de Dieu avec la bassesse de l’homme; et la loi ancienne avec la nouvelle.

Vous voyez donc, dès l’entrée, quel est l’éclat de cette ville sainte; et, comme le Roi y paraît d’abord revêtu de notre chair, ainsi qu’un prince au milieu de son armée. Souvent un roi dans le combat ne porte point les marques de sa dignité et de sa puissance. Il quitte la pourpre et le diadème, et s’habille comme l’un de ses soldats. Mais les rois de la terre se déguisent de la sorte de peur d’attirer sur eux , en se faisant connaître , tous les efforts de leurs ennemis, au lieu que le nôtre l’a fait pour ne pas mettre d’abord tous ses ennemis en fuite, et ne pas épouvanter ses amis. Il était venu, non pour nous effrayer, mais pour nous sauver. C’est pourquoi, dès le commencement de l’Evangile, il est appelé Jésus; et ce mot qui est hébreu et non grec, signifie « Sauveur, » parce que, dit l’Evangile, « il sauvera son peuple. » (Matth. I, 21.)

3. Considérez comme l’écrivain sacré élève nos esprits, et comment, en ne nous disant que des choses communes, il nous découvre des merveilles qui dépassent toutes nos espérances. Car ces deux noms du Fils de Dieu, celui de Jésus et celui de Christ étaient tous deux connus de tous les Juifs Dieu prévoyant que les mystères qu’il devait accomplir seraient incroyables, a voulu qu’il y eût même des anciennes figures de ce nom divin, pour prévenir ainsi tous les troubles que la nouveauté cause d’ordinaire. Car Josué qui succéda à Moïse, et qui fit entrer le peuple dans la terre promise, s’appelait aussi Jésus. Vous voyez la figure, comprenez-en maintenant la vérité. Jésus a fait autrefois entrer les Juifs dans la terre promise : Jésus nous fait entrer dans le ciel et dans la jouissance des biens éternels. Le premier fait cette merveille après la mort de Moïse ; le second la fait après la fin de la loi de Moïse; le premier a été le chef du peuple de Dieu; le second en a été le Roi et le Souverain.

Mais de peur qu’en entendant ce nom de Jésus, vous n’hésitiez entre lui et. ses homonymes, l’évangéliste ajoute aussitôt le surnom de Christ: « De Jésus-Christ fils de David.» Josué n’était pas de la tribu de, David, mais d’une autre.

Vous me demanderez peut-être pourquoi saint Matthieu appelle son livre «le livre de la génération de Jésus-Christ, » puisqu’il ne contient pas seulement sa naissance, mais encore toute la suite de sa vie. C’est parce que la naissance de Jésus-Christ est le principe, et comme la racine de tous ses autres mystères, et l’unique source de tous nos biens. Et comme Moïse a appelé son livre le livre de la création du ciel et de la terre, quoiqu’il y parle aussi de beaucoup d’autres choses, de même l’évangéliste nomme son livre du mystère qui est la source et le principe de tous les autres. Car c’était une chose bien pleine d’étonnement, et qui surpassait l’espérance et l’attente de tous les hommes qu’un Dieu se fît homme; mais après une si grande merveille , tout le reste suit naturellement de ce principe.

Mais pourquoi ne le nomme-t-il pas d’abord « fils d’Abraham , » et ensuite, « fils de David? » Ce n’est pas, comme disent quelques-uns, pour remonter du dernier au premier, puisqu’il l’aurait fait dans tout le reste comme saint Luc, ce qu’il ne fait pas néanmoins. Pourquoi donc nomme-t-il d’abord David? Parce que le nom de David, prince illustre, et beaucoup moins ancien qu’Abraham, était alors dans toutes les bouches. Quoique Dieu leur eût fait à tous deux la même promesse, néanmoins la longue suite du temps faisait que l’on ne se souvenait plus de l’une, et qu’on ne parlait que de l’autre, comme plus nouvelle et plus récente. Les Juifs disent eux-mêmes dans l’Evangile : « Ne savons-nous pas que le Christ doit venir de la race de David, et de la ville de Bethléem où était David?» (Jean, VII, 42.) Nul d’entre eux ne l’appelait fils d’Abraham, et tous l’appelaient fils de David. Je le répète, on se souvenait beaucoup plus de David, et parce qu’il était moins ancien, et parce qu’il avait été roi.

C’est pourquoi ils appelaient de son nom les rois qu’ils voulaient le plus honorer. Dieu même use de cette manière de parler. Ezéchiel et les autres prophètes disent que « David s’élèvera et qu’il régnera. » (Ezéch. XXXVII, 24.) ce qu’il ne disait pas de David qui était mort, mais des antres rois qui devaient être les imitateurs de sa piété. Dieu dit encore à Ezéchias : « Je protégerai cette ville, à cause de moi, et à cause de David mon serviteur. » (IV Rois, XIX, 34.) Il promet aussi à Salomon, « que de son vivant il ne détruirait (16) pas son royaume, à cause de son serviteur David. » (III Rois, II, 34.) Ce roi était dans une grande gloire devant Dieu et devant les hommes. C’est pourquoi l’Evangéliste commence d’abord par lui, et il passe aussitôt au plus ancien de ses pères; croyant qu’il était superflu, au moins à l’égard des Juifs, de remonter encore plus haut dans le dénombrement de ses ancêtres, parce que ces deux-là étaient les plus illustres de tous, l’un parce qu’il était roi et prophète, et l’autre parce qu’il était prophète et patriarche.

Mais comment peut-on prouver, me direz-vous, que Jésus-Christ descende de la race de David? Car s’il n’est pas né d’un homme mais seulement d’une vierge dont on ne rapporte point la généalogie, comment saurons-nous qu’il soit de la race de ce roi? Voici donc deux difficultés qui se présentent : l’une pourquoi l’on ne rapporte point la généalogie de la Vierge, et l’autre pourquoi on rapporte celle de saint Joseph, entièrement étranger à la naissance du Sauveur. Il semble que la première de ces généalogies était seule nécessaire, et que la seconde était inutile.

Que répondrons-nous donc à cela? Comment montrerons-nous que la Vierge descendait de David? Comment le prouverons-nous? Ecoutez ce que Dieu dit à l’ange Gabriel: « Allez, lui dit-il, à une vierge fiancée à un homme qu’on nomme Joseph , qui est de la maison et de la famille de David.» (Luc, I,27.) Que voulez-vous de plus clair, puisque Joseph était de la maison et de la famille de David, il est démontré que la Vierge en était aussi? Car il était défendu par la loi de chercher une femme hors de sa tribu, et d’en épouser une qui n’en fût pas.

Le patriarche Jacob avait prédit que Jésus-Christ naîtrait de la tribu de Juda, lorsqu’il dit: « Les princes ne cesseront point dans la « tribu de Juda et les chefs sortiront toujours de sa chair jusqu’à ce que Celui qui a été destiné de Dieu soit venu, et il sera l’attente des nations. » (Gen. XLIV, 10.) Cette prophétie nous assure d’abord que Jésus-Christ est sorti de la tribu de Juda, mais elle ne montre pas qu’il soit de celle de David. Est-ce que toute la tribu de Juda n’était composée que de la famille de David? n’en avait-il pas beaucoup d’autres? Beaucoup au contraire étaient de la tribu de Juda sans être de la race de David. Mais pour vous empêcher de vous arrêter à cette pensée, l’Evangéliste dit formellement, que Joseph était «de la maison et de la famille de David. » (Luc, I. 27.)

Si vous voulez encore d’autres preuves, nous en avons une très constante. Il n’était pas permis pour se marier, de sortir, non seulement de sa tribu, mais même de sa famille et de sa parenté. Ainsi que ces paroles « de la famille et de la maison de David, » s’entendent ou de la Vierge ou de Joseph, on n’en peut tirer que la même conséquence. Car si Joseph était de la maison et de la famille de David, il n’a pris certainement une femme que de la famille d’où il était descendu.

Mais si Joseph, dites-vous, a violé l’ordonnance de la loi? L’Evangéliste prévient cette objection , lorsqu’il dit « qu’il était juste (Matth. I, 19) » , afin qu’en reconnaissant sa vertu, on ne l’accusât point de violation de la loi. Comment un homme qui était si charitable et si modéré qu’il ne voulut pas même penser à faire punir la Vierge, quoique toutes les apparences semblassent l’y forcer, comment, dis-je, un homme si vertueux aurait-il pu violer la loi pour satisfaire sa passion? Comment un homme dont la vertu allait au delà même de la loi, comme on le voit par le dessein qu’il prit de quitter sa femme en secret, eût-il pu se résoudre à pécher ouvertement contre la loi, sans y être contraint par aucune nécessité?

Il est donc évident par ces preuves que la Vierge était de la race de David. Voyons maintenant pourquoi l’Evangéliste ne rapporte point sa généalogie, mais seulement celle de Joseph.

C’est parce que ce n’était point l’ordinaire parmi les Juifs de tirer la généalogie du côté des femmes. Ainsi pour garder cette coutume, et pour ne point troubler les esprits par aucune nouveauté, il ne parle point des parents de la Vierge; mais il se contente, pour nous la faire connaître, de nous rapporter la généalogie de Joseph. Si donc il eût rapporté la généalogie de la Vierge, il n’aurait pas gardé l’ordre commun, et s’il n’eût point rapporté celle de saint Joseph, nous n’aurions point su de quelle tribu était la Vierge. C’est pourquoi, afin que nous connussions qui était Marie et d’où elle descendait, et que la coutume des Juifs fût gardée, l’Evangéliste décrit la généalogie de Joseph l’époux de la Vierge, et montre qu’il était de la famille de David. Il s’ensuivait que La Vierge en était aussi, puisque indubitablement un homme si juste, comme j’ai déjà dit, (17) n’aurait point voulu épouser une femme d’une autre tribu que de la sienne.

Nous pourrions encore rapporter une autre raison plus mystérieuse, pour montrer pourquoi on n’a rien dit de la généalogie de la Vierge, mais ce n’est pas ici le lieu de la dire, parce qu’il y a trop longtemps que nous sommes sur ce sujet.

Il vaut mieux terminer ce discours, et retenir avec soin ces points que nous avons tâché d’expliquer: Pourquoi l’Evangéliste parle d’abord de David; pourquoi il appelle ce livre le livre de la génération du Sauveur; pourquoi il lui donne le nom de Jésus, et de Jésus-Christ; ce que cette naissance a de commun ou de différent avec la nôtre; comment on fait voir que Marie était de la race de David, et enfin pourquoi on rapporte la généalogie de Joseph, et non celle de la Vierge.

Si vous avez soin de vous souvenir de ces choses, vous nous donnerez du courage pour continuer; mais si vous êtes indifférents, et que vous laissiez tout échapper de votre mémoire, votre froideur nous rendra plus froid et plus lent dans toute la suite. Car un laboureur ne se porte pas aisément à cultiver une terre où il voit que ce qu’il sème se perd et ne lève point. C’est pourquoi je vous conjure de faire croître cette semence, puisque ce soin vous produira de grands biens pour le salut de vos âmes. Ce saint exercice vous rendra agréables à Jésus-Christ, et en méditant les paroles sorties de sa bouche, vous apprendrez à purifier la vôtre de toutes les paroles déshonnêtes et injurieuses. Nous deviendrons ainsi terribles aux démons lorsqu’ils verront notre langué armée de ces paroles de feu: nous nous attirerons une plus grande grâce de Dieu, et cette lecture assidue rendra les yeux de notre coeur plus vifs et plus éclairés.

Dieu nous a donné des yeux, une bouche et des oreilles, afin que nous les consacrions à son service, afin que nous ne parlions que de lui, que nous n’agissions que pour lui, que nous ne chantions que ses louanges, que nous lui rendions de continuelles actions de grâces, et que par ces saints exercices nous purifiions le fond de nos coeurs. Car, comme la pureté de l’air rend le corps sain, ainsi la sainteté de ces occupations rend l’âme plus sainte et plus pure.

5. Ne voyez-vous pas que les yeux nous pleurent dans un lieu plein de fumée, et qu’aussitôt que nous passons au grand air, que nous considérons la beauté des campagnes, les fleurs des prés et les eaux courantes, ils reprennent leur première vigueur? Il en est ainsi de l’oeil de l’âme. S’il se plaît dans les Ecritures comme dans un pré spirituel, il deviendra plus sain, plus pur, et plus pénétrant; mais s’il se laisse obscurcir par la fumée des choses du siècle, il se trouvera réduit à pleurer et en ce monde et en l’autre. Car tout ce qui est en ce monde est semblable à la fumée; ce qui fait dire à David: « Mes jours se sont évanouis comme la fumée.» (Ps. CI, 12.) Il l’entendait de la brièveté et de l’instabilité de la vie; mais je crois qu’on peut dire encore que les choses du monde nous aveuglent comme la fumée;et qu’elles nous enveloppent par des liens semblables aux toiles d’araignées.

Car il n’y a rien qui blesse et qui trouble plus les yeux de l’âme que cet embarras des soins et des affaires du monde, et cette multiplicité de désirs et de passions, qui sont comme le bois qui produit ensuite cette fumée. Et comme le feu fume beaucoup lorsqu’il s’attache à une matière humide; ainsi lorsqu’un désir ardent entre dans une âme qui est comme humide par son relâchement et par sa paresse, il faut nécessairement qu’il y excite une effroyable fumée. C’est pourquoi nous avons besoin de la rosée du Saint-Esprit, et de ce souffle bienheureux, afin d’éteindre ce feu des passions, de dissiper cette fumée, et de rendre notre coeur plus libre et plus dégagé. Car il est impossible qu’une âme appesantie de tant de soins puisse s’élever en haut pour voler au ciel. Nous devons nous dégager de tout, pour pouvoir courir dans la voie de Dieu. Et nous ne le pourrons faire à moins que d’être soulevés sur les ailes du Saint-Esprit.

S’il faut donc que notre âme soit non-seulement déchargée des soins du siècle, mais qu’elle soit encore soutenue de la grâce de Dieu pour nous élever en-haut, comment le pourrons-nous faire, puisque, bien loin d’avoir cette disposition, nous nous engageons tous les jours dans une autre toute contraire, et qu’au lieu de voler au ciel, nous nous laissons charger de ce poids insupportable, dont le démon nous accable, et par lequel il nous entraîne toujours en bas? Car si on voulait peser tous nos discours dans une juste balance, je ne crois pas que, pour mille talents qu’on trouverait d’entretiens tout séculiers, on pût trouver je (18) ne dis pas pour cent deniers, mais pour dix oboles de paroles vraiment chrétiennes et spirituelles.

N’est-ce pas une chose honteuse et ridicule, tandis que nous ne nous servons de nos domestiques, quand nous en avons, que pour des affaires qui sont pour la plupart nécessaires, d’employer notre bouche à des choses où nous rougirions d’employer le dernier de nos serviteurs, c’est-à-dire, toutes vaines et superflues? Et plût à Dieu même qu’elles ne fussent que superflues, et non mauvaises et dangereuses! Si nos paroles nous étaient utiles, il est certain qu’elles seraient aussi agréables à Dieu; mais nous disons au contraire tout ce que le démon nous inspire: des railleries et des bons mots, des imprécations et des injures, des jurements, des mensonges, des parjures; des cris de colère et des futilités , des contes de vieilles femmes, des questions oiseuses et sans intérêt, voilà ce qui sort continuellement de notre bouche.

Quel est celui de vous tous qui m’écoutez maintenant, qui pourrait me dire par coeur ou un psaume ou quelque autre partie de l’Ecriture, si je le lui demandais? Il ne s’en trouverait pas un seul. Et ce qui est encore plus à déplorer, c’est que, étant si indifférents pour les choses saintes, vous êtes tout de feu pour les choses du diable. Car si l’on vous priait au contraire de dire quelqu’une de ces chansons infâmes, quelques-uns de ces vers lascifs et honteux, il s’en trouverait plusieurs qui les auraient appris avec soin, et qui les réciteraient avec plaisir.

Mais comment excuse-t-on de si grands excès? Je ne suis pas religieux ni solitaire, dit-on, j’ai une femme et des enfants, et j’ai le soin d’un ménage. Telle est en effet la grande plaie de notre temps, on croit que la lecture de l’Ecriture n’est bonne que pour les religieux, au lieu que les gens -du monde en ont encore plus besoin qu’eux. Car ceux qui sont au milieu du combat, et qui reçoivent tous les jours de nouvelles plaies, ont plus besoin de remèdes que les autres. C’est tin grand mal de ne pas lire les livres qui contiennent la parole de Dieu, mais il y a quelque chose de pire encore, c’est de se persuader que cette lecture est inutile. Une telle pensée ne peut venir que du démon.

N’entendez-vous point ce que dit saint Paul: « Que tout ce qui est écrit, est écrit pour notre instruction? » (Rom. XV, 4.) Si l’on voulait vous faire toucher l’Evangile avec des mains malpropres, vous ne voudriez jamais le faire, et cependant vous ne croyez pas qu’il soit nécessaire de savoir ce qu’il enseigne. C’est là la cause du dérèglement général que l’on voit aujourd’hui parmi les hommes.

Si vous voulez éprouver combien la lecture de l’Ecriture sainte est utile, examinez-vous vous - mêmes. Voyez dans quelle disposition vous êtes , ou lorsque vous écoutez des psaumes, ou lorsque vous entendez ces chansons diaboliques ; lorsque vous êtes à l’église, ou lorsque vous êtes au théâtre; et vous serez surpris de voir combien votre âme étant la même, est néanmoins différente d’elle-même dans ces rencontres. C’est pourquoi saint Paul disait : « Les mauvais entretiens corrompent « les bonnes moeurs. » (I Cor. XV, 33.) Nous avons continuellement besoin des cantiques du Saint-Esprit. Chanter les louanges de Dieu est le plus beau privilège de l’homme, rien ne le distingue autant des bêtes qui ont cependant sur lui de nombreux avantages. C’est là, la nourriture de l’âme ; c’est là son ornement; c’est là son assurance ; au contraire la négligence de la parole de Dieu lui cause la faim et la-mort: « Je leur enverrai, » dit Dieu, « non la famine du pain ni la soif de l’eau, mais la famine de la parole de Dieu. » (Amos, VIII, 11.)

Qu’y a-t-il de plus déplorable que d’attirer volontairement sur vous un malheur dont Dieu menace les hommes comme d’un très grand supplice, et de réduire vous-même votre âme à une faim cruelle qui la met dans une extrême langueur? Car c’est par la parole que l’âme se perd ou qu’elle se sauve. Un mot l’enflamme de colère, et un mot l’appaise; une parole déshonnête la jette dans une passion brutale, et une parole modeste et grave la rend chaste et pure. Si donc la parole d’un homme produit de si grands effets, comment pouvez-vous mépriser la parole de Dieu même? Et si l’exhortation d’un homme est si puissante, combien celle de l’Esprit-Saint le sera-t-elle davantage?

Une parole de l’Ecriture excite souvent dans l’âme une flamme plus vive que le feu, et la rend capable des actions les plus belles. C’est ainsi qu’autrefois saint Paul abaissa l’orgueil des Corinthiens, qui se glorifiaient d’une chose dont ils eussent dû rougir, et qu’ils devaient étouffer dans un éternel silence. Mais lorsque (19) cet apôtre leur eût écrit, voyez quel changement ses paroles firent en eux, comme il leur en rend témoignage lui-même: « Voyez, en effet » dit-il, « ce qu’a produit en vous cette tristesse selon Dieu que vous avez ressentie: quelle sollicitude, quel soin de vous justifier, quelle indignation, quelle crainte, quel désir, quel zèle, quelle ardeur pour punir le crime ! » (II Cor. VII, 11.).

C’est ainsi que vous réglerez vos serviteurs, vos enfants, vos femmes et vos amis, et que vous forcerez vos ennemis mêmes à vous aimer. C’est par ces paroles saintes, que tant de grands hommes si chéris de Dieu, se sont avancés dans la vertu. David après son péché écouta la parole du Prophète, et il embrassa aussitôt cette pénitence, qui est devenue le modèle de tous les pénitents. C’est par ces paroles saintes, que les apôtres sont devenus ce qu’ils ont été, et qu’ils ont attiré à eux toute la terre.

Mais que sert, dites-vous, d’entendre la parole de Dieu, lorsqu’on ne la pratique pas? On ne laisse pas d’en retirer même alors une utilité très-considérable. Car on s’accusera soi-même, on soupirera, on gémira, et on se mettra enfin en état de faire ce qu’on nous apprend. Mais lorsqu’on ne comprend pas même le mal qu’on fait, comment peut-on s’en retirer ou s’en repentir?

Ne négligeons donc point d’entendre l’Ecriture sainte. C’est le démon qui nous inspire ce dégoût, parce qu’il ne peut souffrir que nous approchions de ce trésor, de peur qu’il ne nous en demeure des perles et des diamants qui nous enrichissent. C’est pourquoi il nous persuade qu’il nous est inutile d’entendre la parole de Dieu, afin qu’il n’ait pas le regret de nous la voir mettre en pratique après que nous l’aurons entendue. Reconnaissons donc cet artifice si dangereux, et fortifions-nous de toutes parts contre ces attaques; afin que couverts de celte armure spirituelle, nous soyons invulnérables à notre ennemi, et que l’ayant vaincu et portant les marques de notre victoire, nous jouissions à jamais des biens du ciel, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et la puissance, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

Partager cet article
Repost0
9 décembre 2011 5 09 /12 /décembre /2011 10:40

Roi céleste, Consolateur, Esprit de Vérité,
toi qui es partout présent et qui remplis tout,
trésor des biens et donateur de vie,
viens, fais ta demeure en nous,
purifie-nous de toute souillure,
et sauve nos âmes, toi qui es bon.


Telle est la prière à l’Esprit Saint la plus répandue dans l’Église orthodoxe. On ne commence jamais une action importante, que ce soit dans l’Église ou dans le monde, sans la prononcer. Dans l’Église, c’est la prière qui introduit à toute prière, car toute prière authentique se déploie dans le souffle de l’Esprit. "L’Esprit vient en aide à notre faiblesse, car nous ne savons quoi demander dans nos prières. Mais l’Esprit lui-même intercède pour nous par des gémissements ineffables" (Rm 8, 26). Notations qui valent pour notre prière dans le monde où seul l’Esprit peut unir le visible à l’invisible, lesquels, dit Maxime le Confesseur (1), doivent se symboliser mutuellement, – figure christique. 

Le Christ en effet existe dans l’Esprit Saint et nous le communique. Son Corps ecclésial est le lieu d’où jaillit, ou bien sourd goutte à goutte, cette communication. Onction de Jésus, donc de son Corps, il oint les membres de celui-ci, les christifiant, faisant d’eux un peuple de prophètes. Si la Pentecôte commence au jour que décrivent symboliquement les Actes des apôtres, elle ne s’y enclôt pas. Elle continue, se déploie, ou s’enfouit, dans un élan finalement irréductible vers l’Ultime, tantôt en effet souterraine et tantôt éclatante, préparant et anticipant, dans l’eucharistie et dans les hommes eucharistiques, le retour de toutes choses en Christ. 

Roi céleste, Consolateur, Esprit de Vérité

Le mot "roi" affirme la divinité de l’Esprit, comme l’a fait en 381 le deuxième Concile œcuménique. L’Esprit n’est pas une force anonyme, créée ou incréée, il est Dieu, un "mode" unique "de subsistance" de la divinité, une mystérieuse "hypostase" divine.

"Roi céleste" : ce dernier mot désigne ici la "Mer de la Divinité", comme dit la tradition syriaque. Roi est celui qui régit. L’Esprit du Père, qui repose dans le Fils, "Royaume du Père et Onction du Fils", dit, entre bien d’autres, saint Grégoire de Nysse (2), régit, c’est-à-dire sert, la communion des "hypostases" divines dont la Tradition, scrutant les Écritures, dit qu’il est la "troisième". Il y a l’Un, le Père, il y a l’Autre, le Fils, et le dépassement de toute opposition se fait dans le Troisième, non par résorption de l’Autre dans l’Un, comme c’est le plus souvent le cas, semble-t-il, dans les spiritualités asiatiques et les gnoses, mais par une Différence trois fois sainte sans la moindre extériorité.

Simultanément, ce Roi vient à nous pour nous communiquer le céleste, pour nous réconforter, nous transmettre la vie ressuscitée. C’est pourquoi le Christ, dans l’Évangile de Jean, au Discours des Adieux, le nomme Paraclet, on traduit : le Consolateur, mieux vaudrait dire, avec les Anglais, le "comforter", celui qui conforte en donnant la vraie force. "L’autre Paraclet", dit Jésus, car ils sont inséparables : l’immense consolation, échange des vies, transfusion de force que recèle le Christ, c’est l’Esprit qui les décèle et les manifeste au long de l’histoire, selon les recherches, les angoisses, les intuitions qui déchirent ou exaltent celle-ci.

 Roi céleste, Consolateur : dans l’Esprit, Dieu transcende sa propre transcendance, selon une trans-descendance aimante si l’on veut accepter ce terme, don que Dieu fait de lui-même qui, tout entier inaccessible, se rend tout entier participable. Comme le disait Vladimir Lossky, Dieu "franchit le mur de sa transcendance" dans l’Esprit Saint, par qui, en qui, le Logos, le Verbe, ne cesse de se manifester à travers les multiples expressions de la Sagesse et de la prophétie, "lumière éclairant tout homme qui vient dans le monde (3)", par qui, en qui, le Verbe ne cesse de se faire chair : car l’Incarnation du Verbe se réalise par l’Esprit – et par la liberté lucide et forte de la Vierge car l’Esprit est inséparable de la liberté.

C’est pourquoi, quand nous disons "Esprit de Vérité", ou, plus précisément, "de la Vérité", nous ne désignons pas une notion, un ensemble de concepts, un quelconque système – il y en a tant ! – mais Quelqu’un qui nous a dit qu’il était, qu’il est "le Chemin, la Vérité et la Vie", les mots "chemin" et "vie", inclus en celui qui est le Vrai, le Fidèle, le Véridique, désignant, semble-t-il, plus particulièrement le Saint-Esprit.

La Vérité, la révélation, inséparablement, de la vérité de Dieu et de celle de l’homme, c’est le Verbe incarné, le Dieu fait homme. C’est lui que l’Esprit nous rend présent dans les sacrements, les "mystères" de l’Église, dans l’Église mystère du Ressuscité, sacrement de résurrection grâce à (par la grâce de) l’Esprit Saint.

Le Christ chemine avec les pèlerins d’Emmaüs, mais ils ne le reconnaissent pas : sa parole pourtant, que porte son Souffle, embrase leur cœur. Et quand il rompt le pain déjà eucharistique, il se dévoile et, en même temps, se dérobe, il ne peut plus être là que dans l’Esprit Saint. C’est pourquoi l’Église Corps du Christ est aussi le Temple du Saint-Esprit. En Christ, l’Église est l’Église du Saint-Esprit.

Toi qui es partout présent et qui remplis tout

Tout est pénétré par la grâce, tout frémit, vibre, s’éveille dans le Souffle immense de la vie, comme l’arbre dans le vent, l’invisible à grandes brassées, comme la mer "aux mille sourires", comme l’élan qui pousse l’un vers l’autre l’homme et la femme. La langue française moderne a tendance à opposer l’esprit et la matière, ou encore, par un platonisme dégénéré, l’intelligible et le sensible. Mais l’Esprit Saint, Roua’h en hébreu, Pneuma en grec, Spiritus en latin, c’est le Souffle, le Vent qui souffle où il veut et dont on entend la voix (Jn 3, 8) car il porte la Parole et, en elle, le monde, les mondes visibles et invisibles.

Le mot Roua’h, dans les langues sémitiques, est tantôt du masculin et tantôt du féminin. Non qu’on puisse appauvrir, "naturaliser", la Trinité en une sorte de schéma familial : Père, Mère, Fils, mais parce que dans les signes confus de notre langage, viril est le feu de l’Esprit, féminin son murmure "à la limite du silence (4)" comme une mère qui berce son enfant en chantant à bouche close. Là peut-être pressentons-nous cette mystérieuse Sagesse qui traverse les derniers livres de l’Ancien Testament et nous rappelle que Dieu est "matriciant" (comme traduit André Chouraqui), rahamim, pluriel emphatique de rehem qui signifie matrice.

Saint Maxime le Confesseur évoque la présence de l’Esprit Saint dans l’existence même du monde, dans les êtres et les choses qui sont autant de logoï du Logos, de paroles que Dieu nous adresse. Paul, dans sa Lettre aux Ephésiens (4, 6), évoque le Dieu qui est au-dessus de tout, à travers tout et en tout. Le Père en effet est le Dieu toujours au-delà, principe de toute réalité. Le Verbe est le Logos qui structure le monde par ses idées-volonté créatrices. Et l’Esprit est véritablement Dieu en tout, qui vivifie et conduit toute chose à son accomplissement dans la beauté. Dieu ailé, désigné par des symboles de mouvement, d’envol, le vent, l’oiseau, le feu, l’eau vive, non pas la terre mais celui qui fait de la terre un sacrement.

Trésor des biens, donateur de vie

Le mot "bien", comme le mot "bon" à la fin de cette prière, a un sens ontologique, un sens qui concerne l’être, c’est-à-dire l’amour, car "Dieu est amour", répète saint Jean, et donc l’être rien d’autre que la profondeur et la densité inépuisable de cet amour. L’être, pourrait-on dire, est relationnel, et comme l’en-dedans (et le rayonnement) de la communion. Ainsi, les "biens" dont dispose l’Esprit, dont il est le "trésor", c’est-à-dire le lieu de donation et de diffusion, c’est la grâce, la vie ressuscitée, "la lumière de la vie", dit encore saint Jean. "Le Saint-Esprit devient en nous tout ce que les Écritures disent au sujet du Royaume de Dieu – la perle, le grain de sénevé, le ferment, l’eau, le feu, le pain et breuvage de vie, la chambre nuptiale ... (5)"

C’est pourquoi le texte de la prière précise le mot "biens", qui pourrait avoir quelque chose de statique, par le mot "vie". L’Esprit, comme dit le Credo de Nicée-Constantinople, est "donateur de vie". Vie, il semble que ce soit le mot clé quand on parle de l’Esprit. Certes, en grec, on trouve deux termes distincts-bios ; pour désigner la vie biologique, et zoé pour désigner la vie spirituelle, à la limite, ou plutôt comme fondement et accomplissement, la vie ressuscitée en Christ. Mais sans doute ici ne faut-il pas distinguer, sinon des degrés croissants d’intensité. Tout ce qui est vivant est animé par le Souffle divin. Ainsi de ces structures invisibles, toujours en action, qui font que l’universelle tendance à la désagrégation, au chaos, à l’entropie, se trouve retournée en réintégration, en complexité de plus en plus subtile, de sorte que sans cesse la vie naît de la mort, figure élémentaire de la Croix, de la mort-résurrection. Un grand physicien a pu dire que le monde ruisselle d’intelligence ! L’Esprit est présent et actif dans tout ce qui est vivant, de la cellule à l’union mystique, en passant par ce grand mouvement de l’éros qui marque, intensifie toute existence et, par l’homme, la tend vers la grâce, vers l’agapè.

Pourtant, si l’on peut dire que toute vie, dans le monde, est portée par l’Esprit, par son énergie longtemps et souvent encore anonyme – ce que saint Irénée de Lyon, au II° siècle, nommait l’afflatus (6), cette vie est toujours liée à la mort. Mais depuis que le Christ est ressuscité, la source personnelle de l’afflatus, le Spiritus (pour reprendre le vocabulaire d’Irénée), est désormais dévoilée. Ou plutôt dévoilée-voilée, ce qui pourrait être une définition du sacrement, sinon ce serait déjà la Parousie. Or le Spiritus communique, à partir du calice eucharistique, une vie pure, une vie qui assume et comme retourne la mort : de sorte que tant de morts partielles, stigmates inévitables de nos existences, et finalement notre mort biologique, sont désormais des pâques, des passages initiatiques : on l’a dit, le voile peu à peu déchiré de l’amour. La mort, au sens global, à la fois physique et spirituel, est en quelque sorte derrière nous, ensevelie dans les eaux de notre baptême (de désir aussi, ou de larmes, ou de sang – que savons-nous ?). Le fond de notre existence n’est plus la mort mais l’Esprit. Et si nous faisons attention à cette présence, si nous creusons jusqu’à elle, jusqu’à ses grandes nappes de silence, de paix et de lumière, l’angoisse, en nous, se transforme en confiance, les larmes deviennent notre vêtement de noces, le vêtement du gueux – bon ou mauvais, qu’importe, dit l’évangile matthéen , invité au festin par pure grâce.

L’Esprit est aussi le Dieu caché, le Dieu secret, intérieur, ce dépassement qui s’identifie à la racine même de notre être, ce débordement du cœur qui devient attestation, et nous permet de dire que le Christ est Seigneur et de murmurer en lui, avec lui, Abba Père, un mot de tendresse, de confiance et de respect. L’Esprit embrase le cœur, dessille en nous l’"œil du cœur", l’"œil de feu" qui décèle en tout homme l’image de Dieu et, dans les choses, le "buisson ardent" du Christ qui vient. "L’œil par lequel je vois Dieu et l’œil par lequel Dieu me voit sont un seul œil, le même", disait Maître Eckhart (7), et cet œil unique, c’est l’Esprit dans le Christ vrai Dieu et vrai homme. La prison de l’espace-temps se fissure, une respiration plus profonde s’ouvre en nous avec une joie déchirante, nous "respirons l’Esprit", selon l’admirable formule de saint Grégoire le Sinaïte (8). Alors, devenant peu à peu "séparés de tous et unis à tous (9)", nous commençons à aimer vraiment, d’un amour qui ne soit ni de perte ni de conquête.

L’œil du cœur, l’œil ouvert par l’Esprit, devine, pour parler comme le métropolite Georges Khodr, le Christ qui dort au secret des religions et, ajouterai-je, au secret des humanismes et des athéismes providentiellement révoltés par tant de caricatures de Dieu. L’œil du cœur voit, non seulement l’Église dans le monde, forme sociologique si souvent dérisoire, mais le monde dans l’Église, une Église sans frontières où la communion des saints s’élargit en communion de tous les grands vivants, créateurs de vie, de justice et de beauté, de tous les grands déchirés aussi qui voulurent "en finir avec le jugement de Dieu", comme Antonin Artaud, pressentant peut-être, nous contraignant à pressentir que "la croix est le jugement du jugement  (10)".

Au cœur de cette Église sans limites, de cet "amour sans limites" comme intitulait son plus beau livre "un Moine de l’Église d’Orient", on devine, on célèbre Marie, la Mère de Dieu, celle qui, en acceptant l’Esprit pour enfanter le Verbe, a dénoué la tragédie de la liberté humaine. Car l’Esprit, accueilli par notre liberté, la libère et la féconde ; lui offre un espace infini de création, la pétrit d’éternité. C’est pourquoi l’Église orthodoxe emploie la même expression pour qualifier et l’Esprit et la Vierge : l’Esprit panhagion, de toute sainteté, et la Vierge panhagia...

Viens et fais ta demeure en nous

Viens, dit alors notre prière. L’Esprit, a-t-elle d’abord attesté, est partout présent et remplit tout. Pourtant, maintenant, elle nous fait implorer : Viens. Si mous devons appeler ainsi celui qui nous appelle, c’est que, de toute évidence, lui qui remplit tout ne nous remplit pas.

Dieu, quand il crée et maintient le monde, d’une certaine manière se retire pour donner à ses créatures leur consistance propre. Et cet espacement, comme disent les Pères, s’inscrit dans la liberté de l’homme – et de l’ange : celui-ci donne au refus de l’homme, à l’exil volontaire du "fils prodigue", une portée cosmique, de sorte que la beauté du monde, originellement de célébration, devient magique, nostalgique, lourde de tristesse, glissant vers un engourdissement désespéré. De sorte aussi que la splendeur de l’éros peut devenir une rage de possession, une drogue, dans l’ignorance et la destruction de l’autre. L’Esprit qui nous porte, nous donne vie, nous entoure comme une atmosphère prête à pénétrer par la moindre faille de l’âme, ne peut le faire sans notre consentement, sans notre appel. Il nous faut prier : Viens.

"Viens, Personne inconnaissable ; Viens, joie incessante, Viens, lumière sans déclin... Viens, résurrection des morts... Viens, toi qui toujours restes immuable et qui, à toute heure, te meus et viens vers nous, couchés dans l’enfer... Viens, mon souffle et ma vie (11)." Telle est bien la part de l’homme, et la demande se précise.

Le monde a sa demeure dans l’Esprit. Cet univers que nous pouvons sonder jusqu’à des milliards d’années-lumière, saint Benoît de Nursie l’a vu soudain comme un grain de poussière dans un rayon de la lumière divine. Le saint pape Grégoire le Grand rapporta cette vision dans ses Dialogues et saint Grégoire Palamas comprenait ce rayon comme les énergies divines qui rayonnent à travers l’Esprit Saint.

La création n’existe que parce que Dieu la veut, l’aime, la sauvegarde, mais en même temps il est exclu par l’homme du cœur de cette création – car ce cœur est l’homme lui-même. On peut donc avancer que si la création a sa demeure en Dieu, Dieu ne peut avoir sa demeure en elle, car l’homme détient comme un pouvoir des clés inversé, luciférien : il peut fermer à Dieu l’univers. Ainsi viennent les forces du néant, paradoxalement substantialisé.

Marie a rendu à Dieu, "ce roi sans cité (12)", une cité, une demeure. Elle lui a permis de s’incarner au cœur même de sa création, comme pour la re-créer. "Dieu a créé le monde pour trouver une mère", disait Nicolas Cabasilas. L’humanité accueille son Dieu par la liberté, dans le sein de Marie. Jésus n’a pas une pierre où poser sa tête, sinon dans l’amour "marial" de ceux qui l’accueillent. L’Esprit, qui est, de toute éternité, la demeure du Fils, peut faire de chacun de nous la demeure du Fils incarné. À une condition fondamentale, que l’homme prie : viens et fais ta demeure en nous, purifie-nous de toute souillure.

Purifie-nous de toute souillure

Oh, il suffit sans doute d’une étincelle de joie mêlée de gratitude, il suffit sans doute, devant le mur d’Hippolyte 913) ou de Sartre, d’un soupir d’angoisse où s’effondre la suffisance, d’un recul devant l’horreur – non, je ne veux pas être complice , d’un regard d’enfant dont l’innocence étonnée me démasque, d’un moment de paix où le cœur s’éveille : seulement des visages, et la face cachée de la terre, la terre-ange (14) la terre céleste, la terre sacrement que j’évoquais tout à l’heure à propos de l’extase, à la fois céleste et tellurique, d’un Aliocha Karamazov.

S’il y a une Béatitude qu’aiment particulièrement les spirituels de l’Orient chrétien, c’est : "Bienheureux les cœurs purs car ils verront Dieu." Cette Béatitude n’est pas de l’ordre de la morale comme on l’interprète trop souvent. Il s’agit de l’ouverture et de la limpidité de l’"œil du cœur" : miroir souillé, qu’il importe de nettoyer et de polir, source ensevelie sous une vie effondrée, et qu’il faut dégager pour que vienne l’eau vive.

Le cœur, ce centre le plus central où le tout de l’homme – l’intelligence, l’ardeur, le désir , est appelé à se rassembler pour se dépasser en Dieu, le cœur doit être purifié non seulement des "mauvaises pensées", obsession culpabilisante, mais de toute pensée. Alors, immergée dans sa propre lumière, qui ne peut être qu’une transparence, la conscience de la conscience devient "point nul", pur accueil, une coupe offerte, l’humble calice où peut descendre, pour nous recréer, Pentecôte intériorisée, le feu de l’Esprit.

Ce thème de la souillure – de la corruption, disent les ascètes – nous renvoie aux textes les plus fondamentaux de l’Évangile, à la révolution évangélique qui libère l’homme de la mécanique infiniment complexe et codifiée du sacré et du profane, du pur et de l’impur. Ce qui souille l’homme, dit Jésus, ce n’est pas d’oublier de se laver rituellement les mains, ce n’est pas ce qui entre dans sa bouche selon une diététique du permis et du défendu. Saint Augustin a été manichéen pendant plusieurs années, on lui avait communiqué toute une gnose pour distinguer le lumineux et le ténébreux – ténèbre du jambon par exemple et lumière du melon ! Et aujourd’hui, plus nous sommes gavés, plus nous cherchons des distinctions analogues, le sacré étant constitué par la sveltesse du corps que l’on veut toujours jeune !

Mais, dit Jésus, ce qui souille c’est ce qui sort de la bouche de l’homme, venant de son cœur : les dialogismoï ; le jeu aveugle de la peur ; de la haine, de la libido narcissique, l’orgueil, l’avidité, la "folie". Ces suggestions affleurent dans le cœur, venant des abîmes de l’inconscient – personnel, mais aussi collectif, selon les hypnoses de la politique , et il faut savoir les jeter au feu de l’Esprit, pour qu’elles se consument ou se transfigurent... C’est ainsi qu’on peut tuer la souillure, la corruption, dans sa racine. Laquelle n’est autre que la mort et ses masques innombrables. La souillure apparaît alors comme tout ce qui isole ou confond, bloque et dévie les forces de la vie, empêche l’homme de comprendre qu’il a besoin d’être sauvé, sinon il va mourir et il n’y aura que le néant ou les cauchemars du néant. Tout ce qui empêche les hommes de comprendre qu’ils forment un unique Adam, membres du même Corps, membres les uns des autres. Et nous ne pouvons par nous-mêmes nous laver de toute cette suie. C’est pourquoi nous implorons l’Esprit : Viens et purifie-nous de toute souillure.

La meilleure psychanalyse ne peut – et certes c’est beaucoup – que nous rendre lucides sur les jeux et les enjeux en nous du désir et de la mort, elle permet de possibles déplacements qui nous soulagent, comme on fait glisser un fardeau d’une épaule sur l’autre. Mais sans véritable libération. Freud tenait Helmholtz pour son dieu parce qu’il avait découvert la loi de la conservation de l’énergie. Cette énergie – ici vitale, psychique – déplacée mais toujours conservée, seule la venue de la grâce, la venue de l’Esprit peut la pacifier et la métamorphoser dans la joie pascale. Le couvercle de mort est brisé. Ou : cette fois, on ne se contente pas de changer les meubles de place, on ouvre les fenêtres et le Vent de l’Ailleurs entre et purifie l’atmosphère.

Oui, implorer l’Esprit de profundis, des entrailles de la terre, par une ascèse d’abandon, une ascèse de confiance et d’humilité.

Et sauve nos âmes

Sauver – c’est-à-dire rendre sauf, rendre sain (saint) , c’est donc libérer de la mort et de l’enfer, de cette "vie morte" que nous confondons si souvent avec la vie, du meurtre de l’autre et du meurtre de soi, sans doute du meurtre de Dieu. L’homme est créé du néant et, s’il se laisse posséder par la peur et par la fuite désespérée ou paroxystique devant cette peur, il va à l’illusion, à ses rêves, ou à la lucidité sans issue qui dévoile l’amour offensé.

Le Christ "descend" dans l’enfer et dans 1a mort, dans les ravins nocturnes où l’être s’exténue, pour en arracher chacun et l’humanité tout entière. Le Christ fait de toutes les blessures de nos âmes, les identifiant aux siennes, autant de sources de lumière – la "lumière de la vie", la lumière du Saint-Esprit. Le Christ transforme à Cana toutes nos sèves en vin qu’embrase le feu de l’Esprit. Il donne la terre des vivants à ceux qui n’enterrent pas leurs "talents" mais les multiplient. Le salut n’est pas seulement un sauvetage mais une vivification.

C’est pourquoi lorsque la prière dit : Sauve nos âmes, il ne s’agit pas d’un spiritualisme, d’un salut qui consisterait à libérer l’âme de la prison du corps. L’âme, ici, désigne la personne qui transcende et fait exister tout notre être, qui le rend opaque ou lumineux ; même l’esclavage de l’horreur peut se transformer en blasphème ou en cri de foi, comme le montre l’exemple contrasté des larrons crucifiés à la droite et à la gauche du Christ. On pourrait dire encore que l’âme c’est la vie dans son unité où le visible devient le symbole de l’invisible et l’invisible le sens du visible. On le voit bien dans certains textes évangéliques où l’on ne sait s’il faut traduire par "âme" ou par "vie".

L’âme sauvée, mêlée au souffle de l’Esprit, pénètre à partir du cœur – "ce corps au plus profond du corps", dit Palamas (15) – toutes nos facultés, tous nos sens, voire l’ambiance humaine et cosmique. Ainsi se prépare, s’anticipe par saturation de vie, – "mon corps se meurt, mais jamais je ne me suis senti aussi vivant" , la résurrection des morts dans l’unité de l’Adam total et la transfiguration du cosmos : quand l’Esprit Saint, l’Esprit de résurrection, se révélera pleinement, lui l’Inconnu, à travers la communion des visages, des corps devenus visages, de la terre "image de l’image" où les âmes puiseront des corps à la fois fidèles à leur secret originel et renouvelés dans l’Ultime.

...sauve nos âmes, toi

La prière culmine à ce "toi" qui rappelle que l’Esprit est une "personne" cachée mais bien réelle, que nous entendons parler, que nous voyons agir dans les Actes des apôtres. Une personne, rappelons-le, non au sens psychologique et social qu’a pris ce mot, mais une "hypostase", c’est-à-dire Dieu lui-même se faisant notre souffle, notre profondeur insondable, notre vie. Entre notre appartenance écrasante au monde des choses et notre certitude irréductible d’être autre chose,cette lame de feu indestructible – l’Esprit.

Et la conclusion :

Toi qui es bon

Il faut revenir sur la résonance ontologique, à la fois hébraïque et grecque, du mot "bon". Dans la Genèse, à la fin de chaque journée symbolique du processus créateur, on lit : "Et Dieu vit que cela était tob", terme qui signifie à la fois beau et bon. C’est pourquoi dans la version grecque de la Septante, réalisée à Alexandrie entre le V° et le II° siècle avant notre ère, tob est traduit par kalon, qui signifie beau, et non par agathon, bon. Il s’agit de la plénitude de l’être qui, créé et recréé par le Verbe, animé et accompli par l’Esprit, reflète la vie divine et, par l’homme, redevenu en Christ créateur créé, est appelé à s’unir à elle. Vocabulaire d’artisan, ou de paysan, pour qui le bon, s’il est vraiment bon, ne peut être que beau. Laissons là nos distinctions d’esthètes : les vieux outils étaient beaux parce qu’ils étaient utiles.

La bonté-beauté de l’Esprit désigne cette extase de Dieu dans sa création, cette extase qui fait en même temps l’unité et la diversité de celle-ci. L’action de l’Esprit, dit Denys l’Aréopagite, consiste justement dans cette expansion de l’Uni-Diversité trinitaire dans le monde où le multiple est devenu guerre, afin de l’amener, non à quelque résorption dans l’indifférencié, mais à une harmonie d’autant plus vibrante qu’elle naît de l’extrême tension des contraires. Dans l’Esprit, en effet, "ce qui s’oppose s’accorde, dit Héraclite, de ce qui diffère résulte la plus belle harmonie (16)..." Car ce n’est pas seulement l’unité, comme le pense vaguement un spiritualisme gluant, c’est aussi la différence qui provient de Dieu et le nomme. L’Esprit de bonté et de beauté préserve définitivement, dans l’unité du Christ, la figure unique de chaque créature : "Leur être entier sera sauvé et vivra pleinement et à jamais (17)." L’Esprit, disait Serge Boulgakov, est l’Hypostase de la Beauté, une beauté où s’exprime la force de la bonté.

Ici s’impose le thème de la déification : "Dieu s’est fait homme pour que l’homme puisse devenir Dieu", disent les Pères, non pas en évacuant son humanité, mais en lui donnant sa plénitude en Christ, sous les flammes de l’Esprit. Athanase d’Alexandrie précisait : "Dieu s’est fait sarcophore (porteur de la chair) pour que l’homme puisse devenir pneumatophore (porteur de l’Esprit) (18)." Chez l’homme sanctifié, en effet, pour employer un vocabulaire spatial approximatif mais significatif, l’âme, pénétrée par le Souffle, n’est plus dans le corps, c’est le corps qui est dans l’âme et, par elle, dans l’Esprit. La boue originelle est devenue "corps spirituel", corps de Souffle.

La bonté de l’Esprit ne se manifeste pas seulement dans la transfiguration parfois évidente des saints, mais dans tant d’humbles gestes qui refont inlassablement le tissu de l’être que la haine et la cruauté déchirent. L’Esprit est le grand ravaudeur du quotidien : comme ces très vieilles femmes au visage d’argile craquelée, chrysalide qui s’ouvre peu à peu pour laisser s’échapper, au moment de la mort, le corps de Souffle.

La beauté de l’Esprit s’exprime dans la qualité d’un regard qui ne juge pas mais accueille et fait exister. Dans la bouche-oiseau du sourire.

Toi qui es bonté, toi qui es beauté, toi qui es plénitude dans le sacrement de l’instant, viens ! Toi qui es le souffle de mon souffle et "la vie de ma vie", comme disait saint Augustin.

Au cœur de toute action sacramentelle, éminemment de l’eucharistie, prend nécessairement place l’épiclèse, cette supplication adressée au Père, source de la divinité, pour qu’il envoie son Esprit Saint "sur nous et sur les dons que voici", le pain et le vin quand il s’agit de l’eucharistie. Afin d’intégrer au corps du Christ l’assemblée comme offrande et l’offrande de l’assemblée.

La prière que je viens maladroitement de commenter est une immense épiclèse, une épiclèse sur l’humanité et le cosmos pour qu’advienne le Royaume dont une très ancienne variante du Notre Père nous dit qu’il n’est autre que le Saint-Esprit.

 

NOTES

1. Mystagogie 2.
2. De l’oraison dominicale,
3. Cf. Paul Florensky, La Colonne et le Fondement de la vérité, L’Âge d’himme, Lausanne, 1975, p. 94 s.
3. C’est ainsi qu’on peut traduire le v. 9 du Prologue de saint Jean.
4. 1 R 19, 12.
5. S. Syméon le Nouveau Théologien, Sermon 90.
6. Contre les hérésies, IV, 2.1.
7. Sermon n° 12.
8. Petite philocalie de la prière du cœur, Paris, 1953, p. 250.
9. Évagre le Pontique, in I. Hausherr, Les Leçons d’un contemplatif, Paris, 1960, p. 187.
10. S. Maxime le Confesseur, Questions à Thalassius, 43.
11. S. Syméon le Nouveau Théologien, Préface des Hymnes de l’amour divin.
12. S. Nicolas Cabasilas, Homélies mariales.
13. Dans L’Idiot, de Dostoïevski.
14. Cf. Henry Corbin, "La terre est un ange", in Terre céleste et corps de résurrection, Paris, 1960, p. 23 s.
15. Cf. Jean Meyendorff. Introduction à l’étude de Grégoire Palamas, Paris, 1959, p. 211.
16. Fragment 8.
17. S. Denys l’Aréopagite, Noms divins. VIII, 9.
18. Sur l’incarnation et contre les Ariens. PG 26, 96.

 

SOURCE : Pagesorthodoxes.net

 

Partager cet article
Repost0
9 décembre 2011 5 09 /12 /décembre /2011 10:37

Prière de saint Ephrem

Seigneur et maître de ma vie,
ne m’abandonne pas à l’esprit d’oisiveté,
d’abattement,
de domination
et de vaines paroles.
Mais accorde-moi
l’esprit d’intégrité,
d’humilité,
de patience et d’amour,
à moi ton serviteur.
Oui, Seigneur roi,
donne-moi de voir mes fautes
et de ne pas juger mon frère,
car Tu es béni dans les siècles des siècles.
Amen.

 

Cette prière a été écrite par saint Ephrem, moine et poète Syrien, au IVe siècle. Dans la tradition orthodoxe, elle est récitée par les fidèles, avec des prosternations, pendant tout le Carême. Mais, plus qu’une prière de repentance, elles est un chemin !

« La prière de saint Ephrem suggère bien ce qu’est l’ascèse : jeûner, mais non uniquement de la nourriture du corps, aussi de l’alourdissement de l’âme, afin que nous ne vivions pas seulement de pain (images, bruits, excitations) mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu….Celui qui voit ses péchés et ne juge pas son frère, devient capable de l’aimer vraiment ».

Olivier Clément

 

Partager cet article
Repost0
9 décembre 2011 5 09 /12 /décembre /2011 10:12

Saint Cyprien de Carthage


Les Avantages de la Patience

 

1° Excellence de cette vertu; — 2° Sa nécessité; — 3° Exemples; — 4° Ses avantages; — 5° Manière de l’acquérir; — 6° Récompense.

 

Aujourd’hui, mes frères bien-aimés, j’ai à vous parler de la patience : je dois vous faire connaître le mérite et les avantages de cette vertu. Puis-je mieux commencer mon discours, qu’en vous faisant remarquer que, même en ce moment, la patience vous est nécessaire, car, sans elle, vous ne pouvez ni m’écouter, ni profiter de mes leçons? En effet, l’instruction ne peut être efficace qu’autant qu’on l’écoute avec patience.

 

Dans la loi chrétienne, mes frères bien-aimés, plusieurs routes s’ouvrent devant nous pour nous conduire au salut; mais je ne trouve rien de plus utile pour la vie présente, rien de plus méritoire pour le Ciel, que de s’attacher avec crainte et amour aux préceptes du Seigneur et de supporter avec une patience inaltérable tous les événements de cette vie. Les philosophes aussi se vantent de pratiquer cette vertu; mais leur patience est aussi fausse que leur sagesse. Comment, en effet, être sage et patient, si on ne connaît la sagesse et la patience de Dieu? Il (357) nous dit lui-même: Je perdrai la sagesse des sages et je réprouverai la prudence des prudents (Is., XX .). Saint Paul, l’oracle de l’Esprit-Saint et l’apôtre des nations, nous enseigne la même vérité : Prenez garde, dit-il, de vous laisser séduire par une philosophie vaine et trompeuse, fondée sur les traditions, sur la science mondaine et non sur le Christ, en qui réside la plénitude de la divinité (Coloss., II.). Et ailleurs : Ne vous y trompez pas, si quelqu’un d’entre vous veut être sage, qu’il devienne insensé pour le monde. Car la sagesse de ce monde est folie devant Dieu. Il est écrit : Je confondrai les sages dans leur sa gesse. Et au livre des Psaumes : Le Seigneur connaît les pensées des sages; il sait qu’elles ne sont que folie (Ps., IX.).

 

Si, dans le monde, il n’y a pas de véritable sagesse, il n’y a pas non plus de véritable patience. Le sage est humble et doux; or, rien ne manque plus aux philosophes que la sagesse et la douceur : ils se, complaisent beaucoup en eux-mêmes, et par suite ils déplaisent à Dieu. Mais la vraie patience ne peut pas résider dans ces hommes qui découvrent impudemment leur poitrine et affectent une insolente liberté. Pour nous, mes frères, dont la philosophie réside non dans les paroles mais dans les actions, qui possédons la vraie sagesse sans l’afficher sur nos vêtements, qui faisons consister la vertu dans la conscience. et dans la conduite et non dans une vaine jactance d’extérieur et de langage, nous, dis-je, véritables serviteurs de Dieu, exerçons-nous à cette patience qui nous fut enseignée par Jésus-Christ.

 

1° La patience nous est commune avec Dieu; c’est en Dieu qu’elle prend son origine, sa grandeur, sa dignité, son éclat. Nous devons aimer ce que Dieu aime; sa majesté infinie nous (357) en fait un devoir. S’il est pour nous un maître et un père, imitons sa patience; car les serviteurs doivent obéir et les fils marcher sur les traces de leurs pères. Or, voulez-vous avoir une idée de la patience de Dieu? On insulte sa majesté infinie par des temples profanes, par des idoles impures, par des cérémonies sacrilèges; et il le souffre, et il fait luire son soleil sur les bons et sur les méchants, et, quand il envoie sa pluie sur la terre, les justes et les pécheurs jouissent également de ses bienfaits. Toujours avec la même patience, il comble de ses faveurs les coupables et les innocents, les hommes religieux et les impies, les coeurs reconnaissants et les coeurs ingrats. Tous ont à leur service les saisons, les éléments, les vents, les sources. Les moissons grandissent pour tout le monde; pour tous mûrissent les raisins; pour tous nous voyons les arbres se couvrir de fruits, les bois de feuillage, les prés de fleurs. Irrité par de nombreuses ou plutôt par de continuelles injures, Dieu modère son indignation et attend avec patience le jour du jugement. La vengeance est dans sa main; il préfère la patience. Il souffre, et il attend que la malice humaine, fatiguée d’elle-même, revienne à des sentiments meilleurs; que l’homme, après avoir erré longtemps dans un dédale d’erreurs et de crimes, se convertisse enfin. D’ailleurs, il ne cesse de l’y exhorter : Je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive. Revenez au Seigneur votre Dieu, dit le prophète Joël, car il est plein de miséricorde, de pitié, de patience; il a compassion de vous et il vous invite à fléchir sa colère (Joël, II.). C’est à peu près le langage de l’apôtre saint Paul: Est-ce que vous méprisez les trésors de bonté, de patience, de longanimité de ce Dieu qui, en vous attendant, vous invite au repentir? Par votre dureté et votre impénitence, vous amassez contre vous un trésor de colère pour le jour de la manifestation, où le juste juge rendra à chacun selon ses oeuvres (Rom., VIII.). Le juge est appelé juste, (359) parce que son arrêt ne sera porté qu’à la fin du monde, afin de laisser à l’homme le temps de se convertir. Le châtiment ne frappera le pécheur que lorsque le repentir sera pour lui sans utilité.

 

Pour mieux nous faire comprendre que la patience est une vertu toute divine et que l’homme doux et miséricordieux est l’imitateur de Dieu le père, Jésus parle ainsi dans son Evangile: Vous savez qu’il a été dit : Vous aimerez votre prochain, et vous haïrez votre ennemi; mais moi je vous dis aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être les fils de votre Père céleste, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants et tomber sa pluie sur les justes et sur les pécheurs. Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense obtiendrez-vous? Est-ce que les publicains ne le font pas? si vous saluez seulement vos frères, que faites vous de plus que les païens? Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait (Matt., V.). Ainsi, d’après la parole divine, les fils de Dieu deviennent parfaits, en s’appropriant la patience de leur père, en imprimant sur leurs actes ce cachet divin qu’Adam avait perdu par son péché. Quelle gloire d’être semblable à Dieu! Quel bonheur de posséder des vertus qui nous font participer aux perfections divines

 

2° Jésus-Christ, mes frères bien-aimés, ne s’est pas contenté de, nous prêcher la patience; il l’a pratiquée toute sa vie. Descendu parmi nous, comme il le dit lui-même, pour faire la volonté de son Père, il a manifesté sa divinité par d’admirables vertus; mais la patience est cel1e qui brille du plus vif éclat; celle qui donne à tous ses actes un caractère divin. Il quitte les splendeurs du Ciel pour habiter la terre, et lui, le fils de Dieu, ne craint pas de revêtir notre humanité. Il est l’innocence même, et il prend sur ses épaules le fardeau de nos iniquités. Il se (361) dépouille de son immortalité, et victime innocente, il subit la mort pour le salut des pécheurs. Maître de l’univers, il est baptisé par un esclave; il ne dédaigne pas de plonger son corps dans les eaux de la pénitence, alors qu’il vient nous apporter le pardon de nos péchés. Il jeûne quarante jours, lui qui nourrit le genre humain. Il souffre la faim, lui qui vient distribuer le pain céleste aux âmes affamées de la parole et de la grâce divine. Il repousse les tentations du démon, et, content de la victoire, il épargne son ennemi. Il fut pour ses disciples non un maître sévère, mais un frère et un ami. Il daigna laver les pieds de ses apôtres, pour nous montrer, par son exemple, nos devoirs envers nos frères. Faut-il s’étonner qu’il ait ainsi traité ses disciples fidèles, lui dont la patience inaltérable supporta jusqu’à la fin le traître Judas, qui mangeait avec lui, qui connaissait ses projets criminels sans les dévoiler, qui souffrit de sa part jusqu’à un baiser?

 

Avec quelle douceur, avec quelle patience, il supporta les persécutions des Juifs! Il attirait par la persuasion les incrédules à la foi; il touchait les ingrats par ses bienfaits; il répondait avec douceur à la contradiction; il supportait l’orgueil; c’était humblement à la persécution. Jusqu’à la croix, il s’efforça de réunir autour de lui ce peuple qui tuait les prophètes et qui était toujours en révolte contre Dieu. Mais, avant de répandre son sang jusqu’à la dernière goutte, que d’injures, que d’outrages, que d’insultes supportées avec patience! Il reçut des crachats sur son visage auguste, lui dont la salive guérissait les aveugles; il fut déchiré à coups de verges, lui dont les disciples, d’une seule parole, flagellent et chassent les démons; il fut couronné d’épines, lui qui tresse aux martyrs une couronne éternelle; il subit l’ignominie des soufflets, lui qui donne aux vainqueurs les honneurs du triomphe; il fut dépouillé de ses vêtements, lui qui nous revêt d’immortalité; il fut nourri de fiel, lui qui donne la nourriture céleste; il fut abreuvé de vinaigre, lui qui nous présente la coupe du salut. Lui, l’innocent, le juste, que dis-je, l’innocence et la justice mêmes, est confondu (363) avec les scélérats; la vérité est étouffée sous des témoignages menteurs; le juge suprême est traduit en jugement, et le Verbe divin marche au supplice en gardant le silence.

 

En présence de la croix de Jésus-Christ, les astres sont confondus, les éléments se troublent, la terre tremble, le jour se change en nuit; pour ne pas éclairer le forfait des Juifs, le soleil se cache, il voile ses rayons... et Jésus se tait: pas un mouvement qui, au milieu de ses souffrances, trahisse sa majesté divine; il supporte tout jusqu’à la fin, afin de nous montrer, dans son éclat et dans sa perfection, la véritable patience.

 

Ce n’est pas assez : quand ses meurtriers reviennent à lui, il les accueille. Plein de bonté et de miséricorde, il ne ferme son Église à personne. Ces ennemis qui le blasphèment et proscrivent jusqu’à son nom, s’ils font pénitence, s’ils reconnaissent leur forfait, obtiennent, avec leur pardon, une place au royaume céleste. La patience et la bonté peuvent-elles s’élever plus haut? Celui qui a répandu le sang du Christ est vivifié par ce même sang. S’il n’en était pas ainsi, l’Église compterait-elle parmi ses fondateurs l’apôtre saint Paul?

 

Pour nous, mes frères bien-aimés, nous sommes dans le Christ; nous nous sommes revêtus de lui comme d’un vêtement; il est devenu pour nous le chemin du salut; marchons donc sur ses traces, et imitons ses exemples. C’est le conseil de l’apôtre saint Jean : Celui qui se flatte de demeurer dans le Christ doit suivre la route qu’il a suivie lui-même (I Joan., II.). Pierre, ce fondement inébranlable de l’Eglise, nous donne la même leçon : Le Christ a souffert pour nous et il nous a donné l’exemple afin que vous marchions sur ses pas. Il n’a pas commis de péché; le mensonge n’a jamais souillé ses lèvres; il n’accueillait pas la malédiction par la malédiction, la souffrance par la menace. Il se livrait au juge inique qui devait le condamner (I Pet., II.). Les patriarches, les (365) prophètes, tous les justes qui, dans l’ancienne loi, furent la figure du Christ, pratiquèrent surtout la patience, et c’est là leur plus beau titre de gloire.

 

Ainsi Abel, le premier d’entre les martyrs, ne résiste pas à«n frère, il ne lutte pas contre lui; mais il meurt en conservant jusqu’à la fin son humilité, sa douceur, sa patience. Abraham, si fidèle à son Dieu, Abraham, qui nous montra le premier que la foi doit être le fondement et la racine de tous nos mérites, est soumis à une épreuve : Dieu lui réclame son fils; le patriarche n’hésite pas, et sa patience lui donne assez de force pour obéir aux ordres divins. Isaac, cette figure ,si touchante du sacrifice de la croix, était patient et résigné quand son père se préparait à l’immoler. Jacob, chassé par son frère, sortit patiemment de son pays; il y revint plus patiemment encore, et, par ses supplications et ses présents, il obligea son persécuteur à faire la paix avec lui. Joseph, vendu et exilé par ses frères, supporte tout avec patience; il pardonne, que dis-je? il leur livre gratuitement le blé dont ils avaient besoin, lin peuple ingrat et perfide poursuit M6ise de ses mépris; il ose presque le lapider, et Moïse, toujours doux et patient, prie le Seigneur pour ce peuple. Et David, qui fut un des ancêtres du Messie selon la chair, n’est-il pas pour nous, chrétiens, un exemple admirable de patience? Souvent il eut sous sa main Saül, son persécuteur et son ennemi, Saül qui en voulait à sa vie; et pourtant il préféra le sauver, et, au lieu d’user de représailles, il vengea son trépas.

 

Que de prophètes ont été assassinés! que de martyrs ont subi une mort glorieuse! S’ils sont arrivés à la couronne céleste, ils le doivent à leur patience. On ne peut, en effet, recevoir la récompense de ses douleurs et de ses épreuves, si elles n’ont été sanctifiées par cette vertu.

 

Pour mieux vous faire comprendre, mes frères bien-aimés, les avantages et la nécessité de la patience, je vous rappellerai (367) la sentence qui, dès l’origine du monde, fut portée contre Adam, devenu prévaricateur. Nous verrons par là combien nous devons être patients, nous qui naissons pour être en butte à tant d’épreuves et de combats. Parce que tu as écouté la voix de ton épouse, lui dit le Seigneur, et que tu as mangé du fruit de l’arbre auquel je t’avais défendu de toucher, la terre que tu cultiveras sera maudite. Tu recueilleras ses fruits, tous les jours de ta vie, avec tristesse et gémissements. Elle te produira des ronces et des épines. Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre d’où tu as été tiré; car tu es poussière et tu retourneras en poussière (Gen., III). Tous, nous subissons le poids de cette sentence, jusqu’à ce que, vainqueurs de la mort, nous quittions cette vie. Toute notre existence doit s’écouler dans la tristesse et les gémissements. Notre. pain devient le prix de nos travaux et de nos sueurs. C’est pour cela que l’enfant, sortant du sein maternel, inaugure par des larmes son entrée dans ce monde. Tout lui est alors inconnu, excepté les pleurs. Un instinct naturel lui fait pressentir les épreuves de la vie; et, sur le point d’affronter les fatigues et les orages, cette âme, encore neuve, s’abandonne aux larmes et aux gémissements.

 

Cette vie n’est qu’une longue suite d’épreuves; or, dans l’épreuve, le remède le plus efficace c’est la patience. Dans ce monde, elle est nécessaire à tous; mais à nous principalement qui avons à lutter davantage contre les tentations du démon et à repousser les assauts d’un ennemi aussi artificieux qu’habile; à nous qui, outre les combats ordinaires, avons encore à subir l’épreuve de la persécution. Abandonner notre patrimoine, subir la prison, porter des chaînes, sacrifier sa vie, affronter le glaive, les bêtes, les bûchers, les croix, en un mot, tons les genres de supplice, voilà notre devoir; mais, pour le remplir, (369) il nous faut la foi et la patience. Aussi le Seigneur nous dit : Je vous ai parlé de ces choses pour que vous ayez la paix en moi. Vous trouverez beaucoup d’épreuves dans le monde; mais ayez confiance, j’ai vaincu le monde (Joan., XVI.). En renonçant au démon et au monde, nous nous sommes fait du monde et du  démon des ennemis irréconciliables: nous avons donc particulièrement besoin de patience pour résister à leurs attaques incessantes. Écoutez encore la parole du Maître : Celui qui supportera jusqu’à la fin sera sauvé. Si vous persévérez dans ma parole, dit-il encore, vous serez véritablement mes disciples, vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous délivrera (Joan., VIII.).

 

Il faut persévérer, mes frères bien-aimés, il tant supporter toutes les épreuves, pour arriver à cette vérité et à cette liberté que nous poursuivons de tous nos voeux. Si nous sommes chrétiens, c’est l’oeuvre de la foi et de l’espérance; mais ces vertus ne peuvent porter leurs fruits sans la patience. En effet, ce n’est pas la gloire d’ici-bas que nous poursuivons, c’est la gloire future. Écoutez l’apôtre : Nous avons été sauvés par l’espérance; or l’espérance qui se voit n’est plus l’espérance; on ne peut espérer ce que l’on voit. Si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons par la patience (Rom., VIII). La patience est donc nécessaire pour couronner l’oeuvre de notre perfection èt pour atteindre, avec l’aide de Dieu, l’objet de notre espérance et de notre foi.

L’apôtre donne le même conseil aux justes, pour les exhorter à multiplier leurs œuvres et à se préparer des trésors dans le ciel : Donc, pendant que nous en avons le temps, faisons du bien à tous, mais surtout aux fidèles. N’interrompons jamais nos bonnes oeuvres, car, à l’époque fixée, nous en recueillerons le fruit ( Gal. 6,10). (371)

 

L’apôtre nous avertit par là de nous défendre contre l’impatience qui interromprait nos oeuvres et contre les tentations qui nous arrêteraient sur le chemin de la gloire. On perd tous ses mérites, quand on cesse de tendre vers la perfection. Il est écrit : La sainteté du juste ne le délivrera pas, s’il s’écarte du droit chemin (Ezech., XXXIII.); et dans l’Apocalypse : Gardez bien ce que vous avez, de peur que votre couronne ne soit donnée à un autre (Apoc., III.). Ces paroles nous engagent à persévérer, afin d’obtenir par la patience la couronne où tendent nos efforts.

 

La patience, mes frères bien-aimés, n’est pas seulement la sauvegarde de nos vertus: elle repousse les attaques des puissances ennemies. Elle favorise en nous le développement de la grâce; elle nous enrichit des biens célestes et divins; mais, en même temps, elle nous fait uni rempart des, vertus qu’elle inspire, pour émousser les traits de la chair qui donnent la mort à l’âme. Citons quelques exemples. L’adultère, la fraude, l’homicide sont des fautes mortelles; mais, que la patience règne dans le coeur de l’homme, alors il évitera et l’adultère qui souille un corps devenu le temple de Dieu, et la fraude qui porte la corruption dans une âme innocente, et le meurtre qui rougit de sang une main où reposa l’Eucharistie.

 

La charité est le lien qui unit les frères; elle est le fondement de la paix, le ciment de l’unité; elle est supérieure à l’espérance et à la foi, plus élevée que les bonnes oeuvres et le martyre; elle régnera toujours avec nous auprès de Dieu dans le royaume céleste. Enlevez-lui la patience, enlevez-lui cette force secrète qui la rend capable de tout soutenir et de tout supporter, dès lors elle n’a plus de racines, plus de force, et elle périt misérablement. Aussi l’apôtre, en parlant de la charité, n’a pas manqué de lui adjoindre la patience. La charité, dit-il, est magnanime et bienveillante; elle n’est pas envieuse, elle ne s’enfle pas, (372) (1) ne s’irrite pas, ne pense pas au mal; elle aime tout, croit tout, espère tout, supporte tout (I Corint., XIII). En nous disant que la charité sait tout supporter, l’apôtre nous montre qu’elle est capable de toujours persévérer. Ailleurs, il explique plus clairement sa pensée : Supportez-vous les uns les autres avec charité; efforcez-vous de conserver l’unité de l’esprit dans le lien de la paix (Eph., IV.). On voit, par ces paroles , que les frères ne peuvent conserver l’unité et la paix qu’en se supportant les uns les autres et en maintenant à l’aide de la patience la concorde qui les unit. Ce n’est pas tout: l’Évangile nous interdit le parjure et la malédiction; il nous défend de réclamer ce qu’on nous enlève; il nous ordonne, quand on nous frappe sur une joue,, de présenter l’autre; de pardonner à notre frère toutes ses offenses, non-seulement soixante-dix fois sept fois, muais toujours; d’aimer nos ennemis, de prier pour ceux qui nous persécutent et nous calomnient ; or, pourrez-vous accomplir ces préceptes, si vous n’avez l’esprit de patience? Cet esprit, nous le trouvons dans Étienne qui, lapidé par les Juifs, priait Dieu, non de le venger, mais de faire grâce à ses ennemis : Seigneur, s’écriait-il, ne les rendez pas responsables de ma mort (Act., VII.). Ainsi, il convenait que le premier d’entre les martyrs fût non-seulement le prédicateur de la Passion du Christ, mais encore l’imitateur de sa patience et de sa douceur.

 

Parlerai-je de la colère, de la discorde, de la haine, de toutes ces passions qui ne doivent pas trouver place dans un coeur chrétien? Elles ne peuvent vivre là où règne la patience. Si elles essaient de s’y introduire, elles sont aussitôt bannies, et le sanctuaire reste libre pour abriter le Dieu de paix. Ne contristez pas l’Esprit-Saint, nous dit l’Apôtre, l’Esprit dont vous portez le caractère sacré pour le jour de la Rédemption. Qu’il (375) n’y ait parmi vous ni amertume, ni. colère, ni indignation., ni clameurs, ni blasphèmes (Eph., IV.). Le chrétien, à l’abri des fureurs et des dissensions du siècle qui, semblables aux flots soulevés,  mugissent autour de lui, repose tranquille dans le sein du Christ. Il ne peut donc ouvrir à la colère et à la discorde un coeur à qui il n’est permis ni de haïr ni de rendre le mal pour le mal.

 

La patience est encore nécessaire pour supporter les incommodités de la chair, les maladies, les souffrances corporelles qui viennent chaque jour nous éprouver. En transgressant les ordres du Créateur, Adam perdit, avec son immortalité, une partie de ses forces; il devint sujet à l’infirmité et à la mort, et t~e n’est qu’en recouvrant l’immortalité qu’il reprendra son ancienne vigueur. Faibles et fragiles, nous avons donc à lutter chaque jour: or, sans la patience, nous serons infailliblement vaincus dans le combat. Que d’épreuves, en effet, que de douleurs, que de tentations viennent nous visiter! Nous avons à supporter et la perte de nos biens, et des fièvres dévorantes, et des blessures cruelles, et la mort de ceux qui nous sont chers. Aussi ce qui distingue le plus les justes des pécheurs, c’est leur conduite dans la tribulation : pendant que le pécheur se plaint et blasphème, le juste supporte patiemment l’épreuve. Soyez ferme dans la douleur, nous dit le livre de l’Ecclésiastique, soyez humble et patient , car le feu éprouve l’argent et l’or (Ecclés., II.).

 

Ainsi Job fut soumis à l’épreuve, et sa patience l’éleva au sommet de la gloire. Le démon l’accable de ses traits; toutes les douleurs l’assaillent en même temps : il perd à la fois ses biens et ses nombreux enfants; et lui, riche de ses revenus, plus riche encore de sa postérité, n’est plus ni maître ni pères Ce (377) n’est pas assez, une plaie immense couvre son corps; ses membres tombent en dissolution et deviennent la proie des vers. Pour mettre le comble à l’épreuve, le démon excite contre lui son épouse. — C’est chez lui une vieille tactique il espère toujours, comme au commencement du monde, perdre l’homme par la femme. — Mais Job demeure ferme dans le combat, et, soutenu par sa patience victorieuse, il ne cesse au milieu de ses angoisses de bénir le Seigneur.

 

Tobie, après tant d’oeuvres de miséricorde et de justice, est éprouvé par la perte de ses yeux; mais il supporte son infirmité avec patience, et mérite de jouir de Dieu.

 

Pour mieux faire ressortir les avantages de la patience, examinons les inconvénients du vice opposé. Si la patience est un bienfait du Christ, l’impatience, au contraire, est un fléau du démon. Celui en qui le Christ réside est patient; celui dont l’esprit est possédé par la malice du démon se livre à des impatiences continuelles. Remontons à l’origine des choses. Le démon ne peut supporter de voir l’homme créé à l’image de Dieu : aussi, après s’être perdu lui-même, il perdit l’homme. Adam se révolte contre le précepte divin qui lui interdisait une nourriture mortelle, et il devient sujet à la mort, parce qu’il ne sait pas conserver, à l’aide de la patience, la grâce qu’il tenait de Dieu. Caïn porta sur son frère une main homicide, parce qu’il ne put supporter ses sacrifices. Esaü perdit son droit d’aînesse, parce qu’il ne put souffrir la faim. Que dire des Juifs, qui payèrent toujours d’ingratitude les bienfaits du Créateur? N’est-ce pas l’impatience qui les éloigna de Dieu? Pendant que Moïse conversait avec lui, ce peuple ne put supporter son absence; il osa demander d’autres divinités et choisit un veau d’or pour le guider dans le désert. D’ailleurs cet esprit de révolte ne l’abandonna jamais. Sourd aux avertissements divins, il mit à mort les prophètes et les justes; il osa porter la main sur le Christ et l’attacher à une croix. (379)

 

Ce même esprit anime, les hérétiques qui, à l’exemple des Juifs, se révoltent contre la paix et la charité du Christ et poursuivent l’Église de leurs inimitiés, de leurs fureurs, de leurs haines. Pour nous borner dans cette énumération, je dirai que cet édifice de bonnes oeuvres que la patience élève pour notre gloire, l’impatience le détruit et cause par là notre ruine éternelle.

 

Donc, mes frères bien-aimés, après avoir fait la balance des avantages de la patience et des maux causés par le vice contraire, pratiquons cette vertu qui nous unit au Christ et par là nous conduit à Dieu le père.

 

Les effets de la patience s’étendent au loin. La source est unique, mais il en sort une eau abondante et féconde qui s’écoule par une multitude de canaux et fait germer toutes les

gloires. Nous chercherions en vain à nous élever vers la perfection, si nous n’avons cette vertu pour point d’appui. C’est la patience qui nous rend agréables à Dieu et nous conserve dans sa grâce. C’est elle qui tempère la colère, refrène la langue, gouverne l’intelligence, maintient la paix, règle les moeurs, amortit les passions, comprime l’orgueil, éteint la haine, modère la richesse et soulage la pauvreté. C’est elle qui conserve dans les jeunes filles la virginité, dans les veuves la chasteté, dans les personnes mariées l’indivisible charité. Elle nous rend humbles dans la prospérité, forts dans l’adversité. Elle nous apprend à supporter avec douceur les injures et les affronts, à pardonner les offenses, à prier beaucoup et longtemps si nous tombons dans le péché. Elle résiste à la tentation, supporte les persécutions, assure la couronne à la souffrance et au martyre. C’est elle qui donne à l’espérance son sublime accroissement ; c’est elle qui dirige nos actes, pour nous faire marcher sur les traces du Christ; c’est par elle que nous persévérons dans notre dignité d’enfants de Dieu, en imitant la patience de notre Père. (381)

 

5° Je sais, mes frères bien-aimés, que beaucoup d’entre tous, par suite des injures et des persécutions qu’il ont à subir, soupirent après la vengeance, et ne veulent pas attendre le dernier jour pour voir les méchants punis. Je vous en prie, armez-vous de patience. Placés au milieu des tourbillons de ce monde, en butte aux persécutions des Juifs, des idolâtres, des hérétiques, attendons patiemment le jour de la justice, et n’en hâtons pas l’arrivée par des voeux indiscrets. Attendez-moi, dit le Seigneur, au jour de la manifestation, je vous rendrai témoignage; car je jugerai les peuples; je citerai les rois devant mon tribunal, et je ferai tomber sur eux le poids de ma colère (Soph., III.). Tel est l’ordre du Seigneur, et cet ordre il le renouvelle dans l’Apocalypse : Ne scelle pas la prophétie renfermée dans ce livre, car le temps est proche. Que ceux qui veulent nuire nuisent encore, que ceux qui sont souillés se souillent encore; mais que le juste devienne plus juste, que le saint devienne plus saint. Je vais apparaître, et je porte avec moi la récompense, pour rendre à chacun selon ses oeuvres (Apoc., XXII.).

 

Aussi lorsque les martyrs, pressés par la douleur, soupirent après la vengeance, l’Esprit-Saint leur ordonne d’attendre la fin des temps et la consommation du nombre des élus. Lorsque l’ange du Seigneur eut ouvert le cinquième sceau, je vis, sous l’autel, les âmes de ceux qui furent mis à mort pour la parole de Dieu et pour lui rendre témoignage, et elles crièrent disant Quand donc, ô vous qui êtes la sainteté et la vérité mêmes, vengerez-vous notre sang sur les habitants de la terre? Et on donna à chacune d’elles une étole blanche, et on leur dit d’attendre un peu de temps, jusqu’à ce que le nombre de leurs frères qui, à leur exemple, devaient être mis à mort, eut atteint son complément (Apoc., VI). (383)

 

            Si nous voulons savoir quand le sang des justes sera vengé, l’Esprit-Saint nous le déclare par la bouche de Malachie: Voici le jour du Seigneur; il arrive ardent comme une fournaise; les impies et les méchants seront comme la paille, et le jour du Seigneur les consumera (Mal., IV.). Les Psaumes nous parlent du même avènement: Le Seigneur se manifeste; il cesse de garder le silence. Le feu marche devant lui; la tempête l’environne. Il appelle le ciel et la terre pour faire le discernement de son peuple. Que les justes, que ceux qui ont conservé son alliance, en lui offrant des sacrifices, se réunissent autour de lui. Et les cieux publieront sa justice, car Dieu est le juge suprême (Ps., XLIV.). Écoutez Isaïe : Le Seigneur viendra comme le feu; son char ressemble à la tempête; il vient punir ses ennemis; il les consume avec la flamme; il les frappe de son glaive. Et plus loin : Le Seigneur, le Dieu des vertus, se montrera; il déclarera la guerre à ses ennemis et leur criera avec force: Je me suis tu, est-ce que je me tairai toujours (Is., XLII)? Quel est donc celui qui s’est tu et ne se taira pas toujours? c’est Celui qui, semblable à la brebis, fut conduit au supplice, et qui n’ouvrit pas la bouche, comme l’agneau devant celui qui enlève sa toison. C’est Celui qui ne proféra aucune plainte, dont la voix ne fut pas entendue sur les places publiques; Celui qui ne résista pas à la violence, qui présenta ses épaules aux fouets, ses joues aux soufflets, sa face aux crachats; Celui qui, accusé par les prêtres et les vieillards, ne répondit rien et étonna Pilate pas l’héroïsme de son silence. Mais, après avoir gardé le silence pendant sa Passion, il parlera au jour de la vengeance. Il apparaîtra une seconde fois, lui, notre Dieu: non pas le Dieu de tons; mais le Dieu des fidèles et des croyants, et, après s’être voilé de son humilité, il se manifestera avec tout l’appareil de sa puissance. (385)

 

6°Attendons, mes frères bien-aimés, ce juge suprême : en se vengeant lui-même, il vengera son Église, ainsi que tous les justes persécutés depuis l’origine du monde. Que celui qui désire trop la vengeance considère, que notre vengeur ne s’est pas encore vengé lui-même.

 

Le Père veut qu’on adore son Fils, et l’apôtre saint Paul, interprète de la volonté divine, nous dit : Dieu l’a exalté et lui a donné un nom au-dessus de tout nom, en sorte que, au nom de Jésus, tout genou doit fléchir dans le ciel, sur la terre et dans les enfers (Phil., I.). Dans l’Apocalypse, l’ange s’oppose à Jean qui voulait se prosterner devant lui et lui dit: N’agis pas ainsi, car je suis ton frère et ton compagnon de servitude; adore le Seigneur Jésus (Apoc., XIX.). Quel est donc ce Seigneur Jésus? quelle est donc sa patience pour qu’il nie se venge pas encore sur la terre, lui qui est adoré dans le Ciel? Méditons cette patience, mes frères bien-aimés, dans nos persécutions et dans nos souffrances. Attendons son avènement avec résignation. Ne nous laissons pas entraîner par de téméraires désirs de vengeance; mais plutôt veillons de tout notre coeur, observons les préceptes divins, afin que, lorsque le jour de la justice arrivera, nous ne soyons pas punis . avec les impies et les pécheurs, mais couronnés avec les justes. (387)

sources : http://membres.lycos.fr/abbayestbenoit/cyprien/index.htm

 

Partager cet article
Repost0
9 décembre 2011 5 09 /12 /décembre /2011 10:04

Saint Cyprien de Carthage

 

Saint Cyprien s'est converti au Christ et a demandé le baptême à l’âge de quarante-six ans. Jusque là, il avait été rhéteur et avocat et ses mœurs étaient celles d'un païen célibataire. Après sa conversion, il trouva son bonheur en donnant ses biens aux pauvres. Tant et si bien que les chrétiens de Carthage le choisirent deux ans après comme évêque. Progressivement, il devint, par son influence, chef de l'Église d'Afrique. A la demande de ses fidèles, il se cacha durant la persécution de Dèce et fut épargné. Lorsque éclata ensuite la persécution de Valérien, il fut envoyé en exil par un proconsul qui lui était favorable. Mais le successeur l'étant moins, le fit chercher, le ramena à Carthage où il fut décapité, mourant en martyr de la foi le 14 septembre 258.  Vis-à-vis des chrétiens qui avaient apostasié pour éviter la mort, saint Cyprien était plein de miséricorde, professant que la miséricorde divine est plus grande que le plus grand des péchés. Le pape Saint Corneille  s'appuya sur lui lors de la querelle des "lapsi", des chrétiens apostats. Il est l'un des plus grands témoins de la doctrine de l'Église latine des premiers siècles.

 

Cyprien de Carthage : De la Conduite des Vierges

 

Cyprien de Carthage : De la Vanité des Idoles

 

Cyprien de Carthage : Des Tombés

 

Cyprien de Carthage : De l'Unité de l'Eglise

 

Cyprien de Carthage : Sur les Avantages de la Pudeur

 

Cyprien de Carthage : Sur les Spectacles

 

Cyprien de Carthage : De l'Oraison Dominicale

 

Cyprien de Carthage : à Démétrien

 

Cyprien de Carthage : De la Mortalité

 

Cyprien de Carthage : Des Bonnes Oeuvres et de l'Aumône

 

Cyprien de Carthage : Les Avantages de la Patience

 

Cyprien de Carthage : De la Jalousie et de l'Envie

 

 

Partager cet article
Repost0
9 décembre 2011 5 09 /12 /décembre /2011 09:27

Saint Cyprien de Carthage

 

à Démétrien

 

 

1° Calomnies des infidèles; — 2° Cause des calamités publiques; — 3° Nécessité de se convertir; — 4° Jugement dernier.

 

Depuis longtemps, ô Démétrien, vous déclamez contre le Dieu unique et véritable. Jusqu’à présent, j’ai pensé qu’il valait mieux accueillir avec le silence du mépris les impiétés et les erreurs d’un insensé que d’irriter sa folie par des paroles. Sur ce point, je ne faisais que suivre le conseil du Seigneur: Ne dites rien à l’oreille de l’insensé, de peur qu’après les avoir entendus, il ne méprise vos sages avis (Prov., XXIII.). Et ailleurs : Ne répondez pas à l’insensé, pour ne pas devenir semblable à lui (Ibid., XXVI.). Le Seigneur nous dit encore de conserver dans nos âmes le dépôt de la sainteté : Ne donnez pas aux chiens les choses saintes; ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu’ils ne les foulent aux pieds et qu’ils ne se tournent ensuite contre vous pour vous déchirer (Matt., VII.).

Vous êtes souvent venu chez moi, beaucoup plus pour disputer que pour apprendre. Il vous était plus agréable (243) de proférer à grands cris vos invectives que d’écouter mes raisons. Alors, j’aurais regardé comme une folie d’avoir une discussion avec vous; car il eût été plus facile d’arrêter d’un mot les flots soulevés de la mer que de comprimer votre rage. A quoi bon offrir la lumière à l’aveugle, la parole au sourd, la sagesse à la brute? La brute est incapable de comprendre, l’aveugle de voir, le sourd d’entendre. Ces considérations m’ont          condamné au silence. Ne pouvant ni instruire un rebelle, ni soumettre un impie au joug de la religion, ni modérer un furieux, j’ai résolu d’être patient. Mais aujourd’hui vous venez nous dire que beaucoup se plaignent des chrétiens; qu’on fait retomber sur eux la responsabilité des guerres qui se succèdent sans interruption, des pestes et des famines qui exercent leurs ravages, de la sécheresse qui consume les récoltes. En présence de ces calomnies, je ne puis me taire plus longtemps. On pourrait attribuer mon silence à la faiblesse de ma cause, et j’aurais l’air de reconnaître la vérité de ces accusations si je dédaignais de les réfuter. Je vais donc vous répondre, Démétrien, et je répondrai, en même temps, à ceux que vos calomnies ont soulevés contre nous. Ils sont nombreux; ils partagent vos préjugés et vos haines; pourtant je ne désespère pas de les convaincre. Celui qui s’est laissé entraîner au mal par le mensonge, reviendra au bien sous l’empire de la vérité.

 

1° Vous dites que nous sommes la cause de tous ces fléaux qui pèsent maintenant sur le monde, et qu’ils arrivent parce que nous n’adorons pas vos dieux. Ceci dénote, de votre part, une bien grande ignorance de la vérité. D’abord vous devez savoir que le mondé a vieilli, qu’il n’a plus les forces de la jeunesse, qu’il a perdu sa vigueur et sa fécondité d’autrefois. Ici, nous n’avons pas besoin de démonstration; nous pouvons laisser en paix les oracles divins; le monde parle de lui-même, et, par la chute des êtres qui le composent, il annonce assez clairement son déclin. L’hiver n’a plus les mêmes pluies pour nourrir les moissons; le soleil de l’été les mêmes feux pour les mûrir ; la (245) température du printemps est moins favorable aux plantes,; l’été est moins riche en fruits. Les montagnes fatiguées ne produisent plus la même quantité de marbres; les mines d’or et d’argent s’épuisent, et leurs veines appauvries ne donnent plus les mêmes richesses. La campagne manque de cultivateurs, la mer de matelots, l’armée de soldats. Plus de’ probité sur la place publique, plus de justice dans les tribunaux, de concorde entre les amis, d’habileté dans les arts, de retenue dans les moeurs. Croyez-vous qu’une chose puisse avoir dans sa vieillesse la même sève et la même vigueur qu’à son origine? Tout ce qui arrive à son déclin doit nécessairement diminuer. Ainsi les rayons du soleil couchant perdent leur éclat et leur chaleur; ainsi le disque de la lune s’efface quand elle arrive à ses phases décroissantes; ainsi l’arbre, dont les rameaux étaient autrefois verdoyants et fertiles, se flétrit en vieillissant, se déforme et devient stérile; ainsi la fontaine, dont les eaux abondantes s’étendaient au loin, se dessèche et ne trahit plus sa présence que par un peu d’humidité.

 

Tel est l’arrêt porté contre le monde, telle est la loi de Dieu: tout ce qui naît meurt, tout ce qui croît vieillit, ce qui est fort devient faible, ce qui est grand diminue et, après l’affaiblissement et la diminution, arrive la fin. Vous imputez aux chrétiens cet affaissement général causé par la décrépitude du monde: pourquoi les vieillards ne leur attribueraient-ils pas la décroissance de leur santé et de leurs forces? Leurs oreilles sont plus dures, leurs pieds moins agiles, leurs yeux moins vifs, leurs entrailles plus paresseuses, leurs membres plus lourds et plus faibles: pourquoi ne pas rendre les chrétiens responsables de toutes ces disgrâces? Autrefois la vie humaine dépassait huit et neuf cents ans; aujourd’hui elle peut à peine atteindre un siècle. Nous voyons des cheveux blancs sur la tête des enfants; la chevelure tombe avant d’avoir pris son accroissement; la vieillesse, qui devrait être le terme de l’existence, en est, au contraire, le seuil. Ainsi tout ce qui naît se précipite vers sa fin et participe (247)à la décrépitude du monde. Ne vous étonnez donc pas de voir tout dépérir dans l’univers, quand l’univers lui-même touche à sa décadence et à son terme.

 

Quant aux guerres incessantes, aux malheurs causés par la stérilité et la famine, aux maladies, à la contagion qui exercent partout leurs ravages, sachez que tout cela est prédit. A la fin des temps, les maux se multiplieront et prendront les formes les plus diverses. Plus le jour du jugement sera proche, plus aussi s’enflammera la colère de Dieu pour châtier le genre humain.

 

2° Si ces malheurs arrivent, ce n’est pas parce que les chrétiens n’adorent pas vos dieux, comme vous le faites sonner si haut dans votre ignorance; mais parce que vous n’adorez pas vous-mêmes le Dieu véritable. Il est le maître de ce monde; sa volonté gouverne tout; c’est lui qui produit ou qui permet tous les événements. Lors donc qu’éclate un de ces châtiments qui annoncent la colère de Dieu, ce n’est pas nous qui en sommes cause, puisque nous adorons le vrai Dieu; mais c’est contre vous qu’il est dirigé, contre vous qui ne craignez pas Dieu et qui ne cherchez pas à le connaître, contre vous qui ne voulez pas quitter de vaines superstitions pour vous attacher à la religion véritable et qui empêchez le Dieu unique, le Dieu du genre humain, de recevoir les hommages et les prières de toutes ses créatures. Écoutez sa parole : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu ne serviras que lui seul... Tu n’auras pas d’autre Dieu que moi. Ne suivez pas les dieux étrangers, dit-il encore, ne les servez pas, ne les adorez pas, et ne me forcez pas par vos crimes à vous exterminer (Jérem., XXV.). Le prophète Aggée, inspiré par l’Esprit-Saint, nous parle en ces termes de la colère de Dieu : Voici ce que dit le Seigneur, le Dieu tout-puissant parce que mon temple est désert, et que chacun d’entre vous (249) demeure dans sa maison, le ciel refusera sa pluie, la terre suspendra ses productions, j’enverrai des fléaux sur les blés, sur les vignes, sur les oliviers, sur les troupeaux, sur les hommes et sur les ouvrages de leurs mains (Agg., I). Un autre prophète renouvelle les mêmes menaces : Je ferai tomber ma pluie sur une ville et non sur l’autre; une partie des champs sera arrosée et l’autre, privée d’humidité, deviendra stérile. Les habitants de deux et de trois villes se réuniront dans une cité pour y boire de l’eau et l’eau manquera. Et vous ne vous convertissez pas, dit le Seigneur (Amos, IV) !

 

Le Seigneur s’indigne, il vous menace parce que vous ne revenez pas â lui, et vous, obstinés dans votre révolte et dans votre mépris, vous vous plaignez de la rareté des pluies, de la poussière qui couvre nos champs et qui produit à peine quelques herbes languissantes, de la grêle qui frappe nos vignobles, des tempêtes qui déracinent nos oliviers, de la sécheresse qui tarit nos sources, de ces miasmes pestilentiels qui corrompent l’atmosphère et usent les constitutions les plus robustes. Tous ces fléaux sont le châtiment de vos péchés; et, ce qui met le comble à la colère divine, c’est de voir qu’ils ne vous convertissent pas. Jérémie nous dit qu’ils ont pour but ou de corriger les rebelles ou de punir les méchants : C’est en vain que j’ai frappé vos fils, ils n’ont pas profité du châtiment. Vous les avez frappés, répond le prophète, et ils ne se sont pas repentis; vous les avez châtiés et ils ont repoussé le châtiment (Jér., V). Dieu frappe et on ne le craint pas; il multiplie les fléaux et personne ne tremble. Que serait-ce donc si l’épreuve ne venait nous visiter? Combien l’audace des hommes croîtrait par l’impunité!

 

Vous vous plaignez de voir les fontaines moins abondantes, l’air moins salubre, la terre moins fertile; vous vous plaignez (251) de voir la nature vous refuser son concours et les éléments ne plus servir, comme autrefois, vos intérêts et vos plaisirs. Mais vous, servez-vous Dieu qui a mis toutes les créatures à votre service? Êtes-vous soumis à celui qui vous a soumis l’univers? Vous exigez les services de votre esclave; homme, vous imposez à un homme la soumission et l’obéissance. Comme lui, vous êtes entré dans la vie, comme lui, vous en sortirez; vos corps et vos âmes sont composés de la même substance; vos droits sont égaux, votre responsabilité égale, soit pendant la vie, soit après la mort; et pourtant, s’il se montre rebelle, s’il ne, se soumet aveuglément à toutes vos volontés, maître impérieux et impitoyable, vous le flagellez, vous le frappez, vous lui faites subir les tortures de la faim, de, la soif, de la nudité; vous ne reculez ni devant la prison, ni devant le glaive. Et vous, misérable, qui exercez ainsi votre domination sur un homme, vous ne reconnaissez pas la puissance de Dieu!

 

C’est donc avec raison que Dieu multiplie les fléaux et nous frappe à coups redoublés. Hélas! ils servent à bien peu de chose! la terreur qu’ils inspirent convertit bien peu de pécheurs! mais il reste à Dieu une dernière ressource: c’est la prison éternelle, le feu inextinguible, le châtiment perpétuel. Là, les gémissements du coupable ne seront plus entendus, car lui-même, pendant cette vie, a fermé l’oreille aux menaces du Seigneur. Et pourtant sa voix, en passant par la bouche des prophètes, retentissait bien haut : Écoutez la parole du Seigneur, ô fils d’Israël, voici le jugement du Seigneur sur tous les habitants de la terre; car il n’y a plus ni miséricorde, ni vérité, ni connaissance de Dieu; partout, au contraire, on trouve la malédiction, le mensonge, le meurtre, le vol, l’adultère, le sang répandu à profusion. C’est pourquoi la terre pleurera avec tous ses habitants, avec les bêtes des champs, les serpents de la terre, les oiseaux du ciel, les poissons de la mer, et personne n’échappera à la sentence (Osée, IV.). Dieu s’indigne de ce qu’il n’est ni connu ni (253) craint sur la terre. Il reproche aux hommes leurs mensonges, leurs débauches, leurs fraudes, leur cruauté, leur impiété, leur fureur et personne ne se convertit. Les prédictions se réalisent, et personne, en face des disgrâces du présent, ne songe à se préparer un avenir meilleur. Au milieu de ce cercle d’adversités qui nous presse et nous étouffe, les méchants s’abandonnent à leurs instincts pervers et, au lieu de se juger soi-même, on juge les autres.

 

Irritez-vous donc contre Dieu, comme si votre vie coupable méritait une récompense; comme si tous les malheurs qui vous frappent étaient en rapport avec vos iniquités. Vous donc qui vous établissez juge des autres, jugez vous enfin vous-mêmes; sondez les replis de votre conscience. Mais que dis-je? maintenant il n’y a plus de honte à pécher; on se fait un mérite de ses prévarications. Eh bien donc! puisque tout le monde connaît votre conduite, ayez le courage de vous regarder un instant.

 

A combien de passions votre âme n’est-elle pas en proie? l’orgueil, l’avarice, la colère, la prodigalité, l’ivrognerie, la débauche, la jalousie, la cruauté se la disputent tour à tour:

et vous vous étonnez de voir les châtiments s’accroître, quand les crimes vont chaque jour croissant? L’ennemi attaque vos frontières: vous vous plaignez, comme si, en l’absence de l’ennemi, la paix pouvait exister parmi les citoyens. Vous vous plaignez: mais si les armes des barbares cessaient de vous menacer, n’auriez-vous pas vos luttes domestiques; et les grands, avec leurs violences et leurs calomnies, ne seraient-ils pas des ennemis encore plus cruels? Vous vous plaignez de la stérilité et de la famine; mais la cause principale de la famine ce n’est pas La sécheresse, c’est la cupidité : la cupidité qui accapare . les vivres et les tient à un prix inaccessible aux ressources du  pauvre. Vous vous plaignez que le ciel fermé vous

refuse sa rosée, comme si les greniers n’étaient pas fermés sur la terre. Vous vous plaignez quo les productions du sol diminuent; comme si les indigents avaient leur part de ces (255) productions. Vous abusez la peste; mais la peste a servi dévoiler les consciences ou à les rendre plus criminelles. Nous les avons vus ces hommes, qui n’avaient aucune pitié pour les malades, attendre leur mort avec impatience. Timides quand il s’agissait de rendre service, l’appât d’un gain impie les rendait hardis jusqu’à la témérité. Ils fuyaient la couche des mourants; mais ils se jetaient sur les dépouilles des morts: montrant par là qu’ils avaient abandonné les victimes à leur malheureux  sort, pour ne pas prolonger leur existence eh les soignant. N’est-ce pas vouloir la mort d’un malade, que de se jeter sur sa dépouille de suite après sa mort?

 

Tant de fléaux ne peuvent ramener parmi nous les bonnes moeurs; au milieu des coups multipliés de la mort, personne ne songe qu’il est mortel. Partout le mouvement, la violence, la rapine. On vole ouvertement, sans hésitation, sans crainte. On vole comme si c’était une chose permise, recommandée; comme si celui qui s’en abstient se privait d’un droit justement acquis. Les brigands ont quelque honte de leurs crimes; ils choisissent des gorges solitaires, des lieux déserts; ils cachent leurs forfaits dans les ombres de la nuit. Mais ici, la cupidité marche le front levé et, forte de sa propre audace, elle exerce ses fureurs au grand jour et en plein Forum. De là les faussaires, les empoisonneurs, les assassins dont la violence croît avec l’impunité. Un homme pervers commet un crime, et il ne se trouve pas un innocent pour le venger. Les accusateurs et les juges n’inspirent plus aucune crainte. Les méchants demeurent impunis, parce que les hommes modérés se taisent, que les témoins tremblent, que les juges vendent leurs arrêts.

 

            Aussi le prophète nous avertit que Dieu peut écarter les maux dont nous sommes accablés; mais qu’il en est empêché par nos crimes. Est-ce que la main de Dieu n’est pas assez forte vous sauver? Est-ce que son oreille est sourde à votre prière? Mais vos péchés ont mis entre lui et vous un mur de séparation. C’est à cause de vos fautes qu’il détourne de vous sa (257) face, pour ne pas vous faire miséricorde (Is., LIX.). Comptez donc vos péchés et vos prévarications; sondez les blessures de votre conscience, et cessez de vous plaindre de Dieu ou des chrétiens. Si vous souffrez vous l’avez mérité.

 

Voilà donc,—et c’est ce que nous ne cessons de vous répéter, —voilà pourquoi vous nous persécutez malgré notre innocence; voilà pourquoi vous outragez Dieu, en combattant ou en opprimant ses serviteurs. Ce n’est pas assez de souiller votre vie par toute espèce de vices, d’iniquités, je rapines; ce n’est pas assez de vous faire de la superstition une arme contre la religion véritable; ce n’est pas assez de vivre dans l’oubli et le mépris de Dieu: vous poursuivez encore de vos injustes attaques les serviteurs qui se dévouent à sa majesté et à son nom. Vous n’adorez pas Dieu, et vous persécutez ceux qui l’adorent; vous n’adorez pas Dieu et vous cherchez à lui ravir ses adorateurs. Qu’on s’attache à d’absurdes idoles, à des statues fabriquées par des hommes; qu’on adore je ne sais quelles imaginations monstrueuses, peu vous importe: les serviteurs de Dieu ont seuls le don de vous déplaire. De toutes parts, dans vos temples, on voit fumer la graisse des victimes : et le Dieu véritable n’a pas d’autels, ou bien ,on est réduit à. les cacher. Vous prodiguez votre encens à des crocodiles, à des cynocéphales, à des pierres, à des serpents; et Dieu seul est oublié, et on joue sa tête en le servant. Des hommes innocents, justes, agréables à Dieu, sont chassés par vous de leurs demeures, dépouillés de leur patrimoine, chargés de chaînes, enfermés dans les prisons; ils meurent sous le tranchant du glaive, brûlés sur les bûchers ou dévorés par les bêtes. Mais une mort prompte, qui d’un seul coup met un ternie à nos douleurs, ne saurait vous satisfaire; vous déchirez nos corps par de longs tourments; vous épuisez nos entrailles par d’interminab1es tortures. Votre cruauté barbare ne peut se contenter des supplices ordinaires; elle s’ingénie à en découvrir de nouveaux.  (259)

 

Quelle est donc cette soif insatiable de carnage? qu’elle est cette cruauté effrénée que rien ne peut satisfaire? De deux choses l’une : ou c’est un crime d’être chrétien, ou ce n’est pas un crime. Si c’est un crime, vous avez l’aveu du coupable, pourquoi ne pas le mettre à mort? Si ce n’est pas un crime, pourquoi persécuter un innocent? Si je nie, à la bonne heure, employez la torture. Si la crainte du châtiment me faisait dissimuler mon passé; si, employant le mensonge pour sauver ma vie, je n’osais dire que j’ai refusé mon culte à vos dieux, alors vous devriez user de la torture et arracher par la souffrance l’aveu de ma faute. C’est ainsi qu’on agit dans les autres procès. Les coupables sont mis à la question quand ils nient les faits dont on les accuse, et on obtient par la souffrance une confession que la voix s’obstine à taire. Mais moi, j’avoue tout ; je crie sans relâche, je proteste que je suis chrétien pourquoi me mettre à la torture? je renverse vos dieux, non pas en secret et dans des endroits retirés; mais en public, dans le Forum, sous les yeux des juges et des chefs de l’État. Si le nom de chrétien me rend coupable à vos yeux, ce nom, je le proclame bien haut, à la face du peuple; je confonds, par cette confession éclatante, et vous et vos dieux... Comme j’ai mérité votre haine! comme vous devez me punir! Pourquoi donc vous en prendre à la faiblesse de notre corps? pourquoi essayer vos~ tortures sur une chair terrestre et fragile? Luttez avec la vigueur de l’esprit, terrassez-le, renversez ses croyances, remportez la victoire, si vous le pouvez, avec les seules armes de. la logique et de la raison! Ou bien, puisque vos dieux ont tant de puissance, qu’ils se vengent eux-mômes, qu’ils défendent leur propre majesté: s’ils ne peuvent punir ceux qui refusent de les adorer, comment protégeront-ils leurs adorateurs?

Si l’homme qui venge un de ses semblables est au-dessus de lui, vous êtes au-dessus de vos dieux. Si vous êtes au-dessus d’eux, cessez de leur rendre hommage; ce sont eux qui doivent vous adorer et vous craindre comme un maître. Mais non, quand on les offense, vous les vengez; il est vrai que vous les enfermez (261) aussi et que vous les entourez de soins pour les empêcher de périr. Rougissez d’adorer des êtres qui ne peuvent vous défendre; n’espérez aucune protection de ces dieux que vous protégez vous-mêmes.

 

Oh ! si vous vouliez les entendre et les voir, quand nous leurs commandons en maîtres; lorsque, avec les armes spirituelles, nous les chassons des corps qu’ils obsédaient ! Alors, ils prennent une voix humaine; ils crient, ils gémissent, et, courbés sous la puissance divine qui les châtie, ils confessent le jugement futur. Venez et vous reconnaîtrez la vérité de mes paroles. Puisque ce sont là vos dieux, du moins croyez-les; ou, si vous voulez ne croire que vous-mêmes, celui qui obsède votre coeur, qui répand sur votre esprit les ténèbres de l’ignorance, parlera par votre bouche, et vous l’entendrez. Alors vous verrez que ces dieux que vous priez nous adressent leurs prières; que ces dieux que vous adorez nous craignent; que ces dieux que vous proclamez .vos maîtres et à qui vous adressez des regards suppliants tremblent, enchaînés et captifs, sous notre main. Certes, vous rougirez de votre erreur quand vous entendrez vos dieux, interrogés par nous, dire ce qu’ils sont; quand vous les verrez, en votre présence, révéler malgré eux leurs prestiges et leurs fourberies.

 

3° Quelle faiblesse d’esprit! que dis-je? quelle aveugle folie, de ne vouloir pas passer des ténèbres à la lumière, de ne vouloir pas briser les liens de la mort éternelle, pour accueillir l’espérance de l’immortalité ! Et pourtant Dieu vous adresse de terribles menaces : Celui qui sacrifie à des dieux, qui ne sont pas le Dieu véritable, sera mis à mort (Exod., XXII.). Ils ont adoré, dit-il encore, des dieux fabriqués par leurs mains, et ils se sont prosternés devant eux: aussi je ne leur pardonnerai pas (Is., II.).

 

Pourquoi vous incliner devant vos fausses divinités ? Pourquoi courber votre tête devant des simulacres absurdes, des statues de pierre captives dans vos temples ? Dieu vous a donné un corps droit: tandis que les autres animaux marchent courbés vers la terre, vous portez la tête haute; votre mil s'élève vers le ciel et vers Dieu. C'est là que vous devez fixer vos regards; c'est dans ces régions sublimes que vous devez chercher le Créateur. Pour ne pas tomber dans les enfers, élevez votre coeur vers le Ciel. Pourquoi ramper vers la. mort, avec ce serpent que vous adorez ? Pourquoi souffrir que le démon vous entraîne dans sa ruine ? Conservez la forme que vous avez reçue de la nature: soyez toujours tel que Dieu vous a faits, et, puisque vous portez un front élevé, que votre âme s'élève avec lui. Pour connaître Dieu, connaissez-vous vous- même. Loin de vous ces idoles fabriqués par l'erreur; revenez au Dieu véritable: il est toujours prêt à vous accueillir. Croyez au Christ envoyé, par Dieu son père, pour vous rendre la vie et vous rétablir dans votre grandeur primitive. Cessez aussi de persécuter les serviteurs du Christ, car la vengeance divine est là pour les défendre.

 

voilà pourquoi , malgré notre grand nombre, nous ne repoussons jamais par la force vos injustes violences. Nous sommes patients, parce que nous sommes sûrs de la vengeance. Les innocents cèdent aux coupables; ils acceptent les châtiments et les tortures; ils souffrent tout, parce qu'il savent que la justice viendra , d'autant plus juste et plus terrible que la persécution aura été plus implacable.

 

Jamais l'impiété ne s'attaque au nom que nous portons, sans qu'aussitôt la justice divine n'éclate. Il est inutile de réveiller d'anciens souvenirs et de citer des faits qui se sont souvent reproduits: les événements présents nous suffisent. Est-ce que la justice de Dieu ne s'est pas assez promptement manifestée par (265) la mort des empereurs, la perte des fonds publics, le massacre des soldats, la diminution des armées? Ne croyez pas que ce soit l’effet du hasard; car l’Écriture a dit depuis longtemps : La vengeance est à moi, dit le Seigneur, je rendrai à chacun selon ses oeuvres (Deut., XXXII.). Et au livre des proverbes : Ne dites pas

Je me vengerai de mon ennemi, mais attendez que le Seigneur vienne à votre secours (Prov., XX.). Il est donc manifeste que ce n’est pas à cause de nous, mais pour nous, que la justice du ciel châtie si rudement les peuples.

 

Ces événements, il est vrai, frappent aussi les chrétiens; mais d’une manière bien différente. Celui qui place dans ce monde son plaisir et sa gloire est sensible aux adversités temporelles. Il pleure, il se désole en face du malheur, parce que, après cette vie, il n’y a plus de bien être pour lui. Il renferme, dans les limites étroites de son existence, tous ses intérêts, toutes ses consolations, toutes ses joies; aussi, lorsqu’il la quitte, il ne trouve plus que le repentir et le châtiment. Au contraire, ceux qui portent leur espérance sur les biens futurs sont insensibles aux malheurs d’ici-bas. Si nous sommes dans l’adversité, si nous la supportons sans faiblesse, si les calamités et les maladies ne nous arrachent ni plainte ni murmure, c’est que nous vivons plus par l’esprit que par la chair; c’est que, par la fermeté de l’âme, nous domptons la faiblesse du corps. Nous savons que ces malheurs qui vous écrasent ne sont qu’une épreuve d’où nous sortons plus forts.

 

Vous pensez que nous supportons, comme vous, le poids des calamités publiques; mais vous voyez bien que notre conduite diffère de la vôtre. Chez vous, on ne voit qu’irritation, on n’entend que des clameurs et des plaintes; parmi nous on ne voit que la patience, forte et résignée, qui rend toujours grâces à Dieu. Elle ne compte sur aucune des joies et des prospérités (267) de ce monde; mais, douce et immobile au sein de la tempête, elle attend la réalisation des promesses divines. Tant que la vie anime notre corps, il doit partager la destinée des autres : tout est commun ici-bas, et la séparation ne s’opère qu’après cette vie. Une seule demeure renferme les bons et les méchants; tout ce qui arrive à l’intérieur les atteint sans distinction; mais à la fin, ils prendront des directions opposées, pour aller où à la mort éternelle où dans le sanctuaire de l’immortalité.

 

Ne nous croyez donc pas semblables à vous parce que, placés ici-bas avec un corps mortel, nous subissons les inconvénients du monde et de la chair. L’essence d’un châtiment consiste dans le sentiment de la douleur : puisque nous ne partageons pas vos douleurs, les châtiments qui tombent sur vous ne nous atteignent pas. Notre espérance et notre foi conservent leur vigueur, et, au milieu des scènes du monde, notre âme reste debout, forte de sa patience et de sa confiance en Dieu. L’Esprit-Saint nous parle ainsi par la bouche d‘un prophète : Le figuier ne portera plus de fruits; les vignes n’auront plus de raisins; l’olivier trompera les espérances du cultivateur et les champs lui refuseront sa nourriture. Plus de brebis dans les pâturages, plus de boeufs dans les étables; mais moi je me réjouirai dans le Seigneur, je tressaillerai de joie en Dieu mon Sauveur (Habac., III.). Oui, le véritable serviteur de Dieu, appuyé sur la foi et sur l’espérance, est inaccessible aux calamités de ce monde. Que la vigne refuse ses fruits, que l’olivier se flétrisse, que les herbes épuisées par la sécheresse, meurent dans les champs, qu’importe aux chrétiens? Qu’importe aux serviteurs de Dieu, que le paradis appelle, et qui ont pour patrie le royaume céleste ? Leur joie est grande dans le Seigneur; ils supportent avec courage les maux et les adversités de la vie, parce qu’ils ont en face un meilleur avenir. Régénérés par l’Esprit, nous avons dépouillé la vie terrestre pour commencer une nouvelle existence; nous (269) ne vivons plus pour le monde, mais pour Dieu. Lorsqu’il nous rappellera dans son sein, nous jouirons de la récompense qu’il nous a promise.

 

Cependant nous ne cessons de prier pour obtenir l’éloignement des ennemis, le retour de la pluie, la cessation des calamités qui nous affligent. Nuit et jour, nous apaisons la colère du Ciel et nous le prions avec instance pour votre tranquillité et votre conservation. Ne vous flattez donc pas; et, en voyant que nous avons notre part des malheurs de ce monde, gardez-vous de croire que le châtiment est réservé pour d’autres que vous. Dieu a prédit par ses prophètes que sa justice descendrait sur les pécheurs : vous persécutez les serviteurs de Dieu; mais Dieu se charge de les venger.

 

4° Nous pourrions citer bien des exemples; mais à quoi bon? A la fin des temps, viendra ce jugement, dont le prophète nous parle en ces termes : Hurlez, car le jour du Seigneur est proche; il va vous écraser sous le poids de sa colère, Voici le jour du Seigneur, jour d’indignation et de colère; il va changer la terre en désert, et anéantir tous ses habitants (Is., XIII.). Voici le jour du Seigneur, dit un autre prophète : il arrive, ardent comme une fournaise, tous les étrangers et tous les pécheurs seront brillés comme la paille, le jour du Seigneur les consumera (Mal., IV.). Quels sont donc ces étrangers dont parle le prophète? Ce sont les profanes, qui n’ont pas voulu de la régénération spirituelle et qui, par suite, ne sont pas devenus les enfants de Dieu. Le Seigneur nous apprend que, lorsqu’il enverra ses anges pour anéantir le genre humain, il ne sauvera que ceux qui, après leur seconde naissance, porteront le signe du Christ. Allez, dit-il, frappez, n’épargnez personne; n’avez pitié ni du vieillard, ni du jeune homme, ni de la jeune fille; mettez à mort les enfants et les femmes; qu’ils soient anéantis. Mais ceux qui (271) porteront un signe, ne les touchez pas (Ezéch., IX). Le Seigneur nous dit encore quel est ce signe et sur quelle partie du corps il doit être placé: Passez par le milieu de Jérusalem et vous remarquerez un signe sur le front des hommes qui pleurent et gémissent à cause des iniquités des peuples. Or, ce signe qui protége et sauve ceux qui en sont marqués n’est autre chose que le sang de Jésus-Christ. Écoutez encore le Seigneur: Vous marquerez du sang de l’agneau les maisons que vous habitez; je verrai ce sang et je vous protégerai, et personne d’entre vous ne mourra, quand je frapperai la terre d’Égypte (Exod., XII.). L’agneau étaIt la figure du Christ. Lorsque l’Égypte fut frappée, les Israélites durent leur salut au sang et au signe de l’agneau; de même quand le monde tombera en ruine, celui-là seul sera sauvé qui portera sur son front le sang et le signe du Christ.

 

Tournez donc vos regards, pendant qu’il en est temps encore, vers le port du salut, et puisque la fin du monde est proche, craignez Dieu et élevez vers lui vos âmes converties. Ne vous flattez pas de cette domination vaine et orgueilleuse que vous exercez sur les justes : Dans les champs, ne voit-on pas l’ivraie et les folles herbes s’élever au-dessus des moissons? Ne dites pas que les malheurs arrivent parce que nous n’adorons pas vos dieux: sachez que c’est la justice divine qui vous frappe; vous n’avez pas compris ses bienfaits, comprenez du moins ses châtiments. Cherchez le Seigneur, quoiqu’il soit bien tard, cherchez-le et votre âme vivra. Apprenez à connaître Dieu, car la vie éternelle consiste à vous connaître, vous seul Dieu véritable, et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ (Joan., XVII.). Croyez à celui qui a prédit, depuis longtemps, les malheurs qui vous frappent; croyez à celui qui donne à ses fidèles la vie éternelle en récompense; croyez à celui qui prépare aux incrédules, dans les flammes de l’enfer, un supplice éternel. (273)

 

A ce jugement suprême, quelle gloire pour les fidèles ! quel châtiment pour. les perfides! quelle joie pour les croyants! quelle tristesse pour les incrédules! Pendant cette vie, ils n’ont pas voulu croire, et ils ne peuvent revenir sur la terre pour y trouver la foi. Un feu toujours ardent tourmentera les coupables et les enveloppera de flammes dévorantes. Tel sera leur châtiment; et ce supplice, qui s’attache à la fois au corps et à l’âme, durera toujours, sans trêve, sans fin. Alors nous contemplerons à loisir ceux qui, sur la terre, jouissent un instant du spectacle de nos épreuves et de nos tribulations : Le ver qui les ronge, dit l’Écriture, ne mourra pas; le feu qui les consume ne s’éteindra pas; et ils seront en spectacle à fout l’univers.... Alors les justes, pleins de confiance, se dresseront devant ceux qui les abreuvèrent d’angoisses et leur ravirent le fruit de leurs travaux. A cette vue, les méchants seront frappés de trouble et de crainte et ils s’étonneront de voir les justes si promptement sauvés. Touchés par le repentir et gémissant dans l’angoisse de leur âme, ils diront en eux-mêmes : Les voilà ceux que nous avons couverts de nos dérisions et de nos opprobres. Insensés, nous croyions leur existence une folie et leur mort sans honneur; et maintenant ils sont comptés parmi les fils de Dieu et leur place est au milieu des saints. Nous nous sommes donc écartés du chemin de la vérité; nous n’avons pas vu le flambeau de la justice et le soleil ne s’est pas levé pour nous. Nous nous sommes lassés dans la voie de l’iniquité et de la perdition; nous avons parcouru des déserts difficiles et nous n’avons pas su reconnaître le sentier du Seigneur. A quoi nous a servi notre orgueil? Quel fruit avons-nous tiré de nos richesses? Tout cela est passé comme l’ombre ( Sap., V.). Alors tout sera inutile, et le repentir et le châtiment, et les larmes et la prière. Ceux qui n’ont pas voulu croire à. la vie éternelle croiront, mais trop tard, à un châtiment éternel. (275)

 

Pendant qu’il en est temps encore, assurez donc votre avenir. Nous vous offrons et notre affection et nos conseils. La haine nous est interdite : pour plaire à Dieu, nous ne devons jamais. rendre le mal pour le mal. Nous vous exhortons à. profiter de la grâce divine et du temps qu’elle vous accorde, pour expier vos fautes. Oui, sortez de la nuit profonde et ténébreuse de la superstition et marchez vers la lumière sans tache de la religion véritable. Vous le voyez, nous ne sommes pas jaloux de vos intérêts; nous ne vous cachons pas les bienfaits de Dieu; nous répondons à vos haines par la bienveillance et, en échange des tourments et des supplices dont vous nous accablez, nous vous montrons le chemin du salut. Croyez et vivez. Vous nous persécutez sur la terre, eh bien! partagez avec nous le bonheur éternel.

 

Quand vous aurez quitté cette vie, il sera trop tard pour vous repentir. Alors la pénitence demeurera sans effet. C’est ici qu’on se sauve ou qu’on se damne pour toujours; c’est ici qu’on assure son salut éternel, en persévérant dans la foi et dans le service de Dieu. Que personne ne se laisse arrêter par ses péchés ou par son âge: tant que nous sommes dans ce monde, le repentir n’arrive jamais trop tard. Le Dieu des miséricordes nous ouvre sou sein, et tout homme qui recherche et comprend la vérité trouve auprès de lui un accès facile. Fussiez-vous au terme de votre vie, implorez le pardon de vos péchés; priez le Dieu unique et véritable; confessez-lui vos fautes, et vous obtiendrez votre pardon La miséricorde divine n est jamais insensible à la foi et au repentir, et, même à notre dernière heure, elle rions ouvre les portes de l’éternelle Patrie.

 

C’est le Christ qui nous accorde cette grâce : c’est lui, en effet, qui, armé de, sa croix, a vaincu la mort; c’est lui qui a racheté les croyants aux prix de tout son sang; c’est lui qui a réconcilié l’homme avec Dieu son père, et qui, par la régénération spirituelle, a fait succéder la vie à la mort. Suivons-le tous, selon l’étendue de nos forces; recevons l’empreinte de son (277) signe sacré; il nous ouvre le chemin de la vie; il nous ramène au Paradis. En nous élevant à la dignité de fils de Dieu, il nous fait citoyens du Ciel. C’est là que nous vivrons toujours avec lui; c’est là que, régénérés par son sang, nous trouverons le bonheur éternel. Là, chrétiens, nous partagerons la gloire du Christ; nous serons heureux avec Dieu le père, et, plongés dans un bonheur infini, nous rendrons à Dieu d’éternelles actions de grâces. Quelle joie pour nous, quelle reconnaissance de nous voir revêtus d’immortalité, après avoir vécu sous l’empire de la mort! (279)

Partager cet article
Repost0